dimanche 18 mai 2008

Virginie Linhart : Mon père ce mao




Bruno Levy pour "Le Monde"
Avec la publication du "Jour où mon père s'est tu", Virginie Linhart, documentariste, retrace l'histoire de Mai 68, à travers le regard des enfants de révolutionnaires.

Son père s'est tu ; ses mots à elle dévalent en un torrent. L'intensité et l'émotion qui les portent déforment le menton de Virginie Linhart en tremblements qui laissent redouter la naissance de larmes. Dans la profusion de livres consacrés à Mai 68, le sien, Le jour où mon père s'est tu (Seuil, 180 p., 16 euros), se distingue par son écriture personnelle. Le cadre renvoie à l'histoire de cette période, avec les témoignages d'enfants - comme elle - de dirigeants révolutionnaires. Mais, ce qui touche, c'est sa recherche des raisons qui expliquent le silence dans lequel son père s'est réfugié depuis 1981.

Elle est la fille de Robert Linhart, l'un des fondateurs du mouvement maoïste l'UJCML, en décembre 1966, quelques mois après sa naissance. Lui, normalien, philosophe proche d'Althusser, s'est imposé Rue d'Ulm et dans les cercles révolutionnaires comme un personnage aussi brillant que charismatique. "Il était fou, vraiment fou", écrira de lui dans Le Monde (27 avril 2007) Bernard-Henri Lévy. En septembre 1968, Robert Linhart entre comme ouvrier chez Citroën ; il publiera en 1978 un livre, L'Etabli (Minuit), qui relate son expérience.

"Il s'est tu après un bref accident mélancolique en 1981", dit-elle. "Vous formulerez cela comme vous voulez", ajoute-t-elle, pour nommer ce qui a été une sévère tentative de suicide, dont son père n'aurait jamais dû réchapper. "Avec ce qu'il a pris, il ne devrait pas être en vie", avaient assuré les médecins à la famille. Après le divorce de ses parents en 1972, elle est restée chez sa mère avec son frère. Son père s'est installé tout près et, de sa fenêtre au 5e étage, elle pouvait voir chez lui. "Pendant des années, je me suis couchée en vérifiant si c'était allumé, éteint, si c'était normal."

Née à une époque où les gamins jouaient aux barricades dans les salons des parents, elle aimait à penser qu'ils en avaient fait, de beaux voyages, dans le ventre ou sur les épaules de leurs mères dans les manifs. "C'était d'une certaine manière le plus beau des mondes." Elle demandait, comme les autres enfants, à ses parents radicaux : "Qu'est-ce que c'est la politique ?", sans obtenir de réponse. Elle se sentait seule.

Virginie Linhart a grandi dans un monde où les petites filles rêvaient de poupées Barbie, mises à l'index par leurs féministes de mères. Elle n'avait, bien sûr, pas le droit de lire les aventures délicieusement niaises de Martine à la ferme ou à la plage ni tout autre récit ayant pour héroïnes des princesses radieuses ou imbéciles promises à des destins merveilleux. Dès son plus jeune âge, vers 7 ans selon sa mémoire, son père lui a infligé des séances de dictées tirées de Flaubert, Maupassant et autres ; des textes exclusivement puisés dans les volumes de "la Pléiade". C'était surtout pendant les vacances dans les Cévennes, en haut d'une montagne. C'était beau, sans eau chaude ni chauffage ni télévision. Et avant le traumatisme de 1981.

Elle rêvait, petite fille, comme les autres enfants qu'elle a interrogés, d'une maman qui viendrait la chercher à la sortie de l'école et qui préparerait, pour elle et ses amis, un chocolat chaud avec des tartines. Elle ne souhaite pas parler de sa mère, non plus de son frère, dont elle a été si proche et qu'elle ne voit plus depuis dix ans.

La jeune femme est partie à la recherche de ceux qui, comme elle, ont vécu l'absence de vie familiale, la peur de vivre seule la nuit sans adulte ou baby-sitter. Elle raconte tout cela dans son livre et dans un documentaire 68, mes parents et moi, qui sera diffusé le 28 mai sur la chaîne Planète. Elle s'endormait chaque soir, parfois transie de trouille, sous le sourire bonhomme du président Mao, le héros de son père. Témoin de tous les problèmes des adultes sans pouvoir apporter de solutions, elle se souvient de ne pas avoir eu une enfance insouciante. Dans son livre, elle soutient que son père, né en 1944 dans des conditions difficiles, a vécu sans pouvoir surmonter le drame de ses parents, des juifs polonais réfugiés dans un village sur les hauteurs de Nice. Elle le décrit comme un survivant, à l'image de ses grands-parents, dont la plupart des proches ont disparu, victimes de la Shoah. "Mon père a vécu dans ce drame de l'extermination des juifs et il n'a pas su le résoudre, malgré son engagement politique."

"L'explication romanesque de Virginie est peut-être juste. Je ne sais pas", dit sa tante Danièle Linhart, sociologue et directrice de recherche au CNRS. Elle confirme que, en 1981, la vie de la jeune fille a basculé lorsqu'elle a pris la mesure du drame familial. "Si Virginie a une dimension tragique, elle a le talent de tirer son épingle du jeu parce qu'elle s'est inventé un devoir de bonheur", assure Danièle Linhart. Elle décrit une jeune fille d'une grande fragilité, mais dotée d'une volonté très forte, qui a toujours été entourée d'amis, très coquette, vite émancipée.

"Virginie, c'était une starlette, une minette à la mode, toujours pimpante, très vive, très joyeuse", confirme Inga Sempé, son amie des années de lycée, à Victor-Duruy, dans le 7e arrondissement de Paris. Elles ne parlaient jamais de politique, et Virginie, pendant ces années-là, n'a jamais évoqué le drame avec son père. "On parlait des mecs, de la vie." Pour elles, au cours de ces années de lycée, "68, c'était comme le XVIIIe siècle".

Virginie suit des études supérieures (Sciences Po Paris) parce que, dans sa famille, il n'existe pas d'autre voie que l'excellence scolaire. Elle est attirée par la politique, ce dont témoigne le sujet des documentaires qu'elle réalise, mais fuit les discours. "Plus les gens sont enflammés, plus je suis en retrait." Combien de fois a-t-elle entendu, au point de fuir ses interlocuteurs : "Mais toi, avec ton nom, quand même, tu dois bien avoir un avis, ce n'est pas possible..." Un ancien de sa promotion à Sciences Po la décrit comme ambivalente sur ce point, ne détestant pas jouer de la notoriété de son patronyme.

Dans sa méfiance de la rhétorique politique, il y a la peur de dire n'importe quoi et de se perdre. C'est pour cela qu'elle réalise des documentaires. C'est en travaillant pour Patrick Rotman, alors auteur puis réalisateur des "Brûlures de l'Histoire", une émission d'archives historiques, qu'elle découvre le pouvoir des images. "J'ai été émerveillée ; le documentaire a été un moyen de sortir de mon impasse d'universitaire qui ne veut pas l'être." Elle raconte ce qu'elle voit, utilise des expressions claires et simples. "Cela me convient à merveille."

Dans les rares moments où il se décide à parler, son père lui a dit avoir été bouleversé par son livre, qu'il a lu "comme une déclaration d'amour". Il ne lui a pas dit que son interprétation de son silence était vraie ou fausse. Seule certitude, le livre l'a aidée, elle, à ne plus attendre d'explication.

Alain Abellard


Parcours

1966. Naissance à Montreuil (Seine-Saint-Denis).

1981. Son père fait une tentative de suicide et choisit le silence.

1987. Intègre Sciences Po Paris, après une licence d'histoire.

1994. Publie Volontaires pour l'usine. Vies d'établis (1967-1977), au Seuil.

1998. Naissance de son premier enfant, Bulle, puis Blanche en 2002, et Elie en 2006.

2008. Parution du Jour où mon père s'est tu, au Seuil.


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