samedi 3 mai 2008

La métamorphose familiale avait commencé au début des années 1960

Brigitte, Denise et Serge racontent leur vie quotidienne alors

«Au lycée, on portait une blouse beige la première quinzaine du mois, une blouse bleue la deuxième. À 15 ans, je trouvais ça normal, à 17, moins. C’était en décalage avec ce que nous vivions à l’extérieur. » Dans les années 1960, Brigitte fréquentait les bancs du lycée Montaigne à Paris. « En terminale, je me souviens qu’une de mes copines avait été envoyée se débarbouiller dans les toilettes parce qu’elle avait mis du mascara et un peu de blush. »
Hors les murs, pourtant, les jeunes filles n’hésitaient pas à se farder. Brigitte, elle, se changeait dans l’ascenseur. « Quand je sortais avec des amis, l’après-midi, j’enlevais mes socquettes et je mettais des bas et des talons », s’amuse-t-elle aujourd’hui. Les jupes ont déjà connu le coup de ciseaux historique de Mary Quant, la styliste britannique qui inventa la mini-jupe, à laquelle Courrèges emboîte le pas.
Quelques années avant Mai 68, la vie quotidienne des Français porte déjà en germe bien des évolutions prêtées par la mémoire collective à ces événements. « Il y a eu beaucoup d’anachronismes », explique l’historien André Rauch, professeur à l’université Marc-Bloch de Strasbourg (1). Pour son confrère Jean-François Sirinelli, qui dirige le Centre d’histoire de Sciences-Po, « Mai 68 apparaît autant comme un révélateur, un catalyseur et un accélérateur que comme un événement fondateur ». Révélateur, notamment, « d’une distorsion croissante entre un système d’autorité et de valeurs hérité d’une société en partie abolie et une France en pleine métamorphose » (2).

Le mariage n’est plus le lieu des premières expériences charnelles
L’école et l’université en sont une bonne illustration. La colère des étudiants de Nanterre à qui l’on interdit l’accès des bâtiments des filles a marqué les esprits. Pourtant, rappelle André Rauch (2), « il existait déjà des studios pour jeunes parents dans certaines cités universitaires ». De même, la mixité des établissements scolaires est actée par une loi de 1957.
Mais les résistances sont fortes. « Certains parents avaient peur que leurs enfants aient des relations sexuelles. Ils craignaient aussi que les filles ne retardent les garçons dans leurs études, décrypte l’historien. Pour autant, poursuit-il, dès le début des années 1960, des enseignants syndiqués et des revues comme celle de l’École des parents, favorables à la mixité au nom de l’épanouissement des élèves, se mobilisent pour qu’elle s’applique dans les faits. »
Ce qui n’est pas sans conséquence sur les relations entre filles et garçons. Si Mai 68 reste le symbole de la libération sexuelle, « elle est déjà dans les esprits dans les années qui précèdent », assure André Rauch. L’âge du premier rapport sexuel est plus précoce, celui des filles se rapproche de celui des garçons. Quant au mariage, s’il reste une valeur sûre, il n’est plus forcément le lieu des premières expériences charnelles. « Vers 20 ans, nous avions des petits copains, se souvient Brigitte, et nous avions peur d’être enceintes. » Si la pilule est légalisée en France par une loi de décembre 1967, elle ne sera vraiment utilisée qu’au tournant des années 1970.
Au sein de générations plus âgées, la situation est relativement différente. « Avant mon mariage, j’étais assez ignorante de ces choses-là, raconte Denise, 72 ans aujourd’hui, issue d’une famille d’agriculteurs normands. J’en ai voulu à ma mère de ne pas m’avoir instruite. Chez mes parents, on ne parlait pas de sexualité. » À la veille de Mai 68, Denise, mariée et mère de trois enfants, écoute les émissions de Ménie Grégoire à la radio. « Pour moi, c’était une ouverture, j’avais l’impression d’être avec une copine. » Tous les après-midi, sur RTL, l’animatrice parle de la vie intime des femmes avec ses auditrices : difficultés familiales, relations conjugales, questions liées à la sexualité… « Ménie Grégoire s’y prenait très bien, elle ne donnait pas de conseils mais amenait les femmes à réfléchir elles-mêmes à leurs problèmes », se souvient Denise.

En 1960, il était normal que l’homme entretienne seul sa famille

L’émission rythme sa journée de femme au foyer, une fois les enfants à l’école. « J’aurais pu travailler, j’avais suivi une formation pour devenir coiffeuse. Mais mon mari ne le souhaitait pas. » Sa mère, veuve très jeune, l’avait « élevée dans l’idée qu’une femme devait avoir un emploi et être autonome » ; Denise dit pourtant n’avoir nourri aucune frustration à rester à la maison. « Mon mari était architecte, il gagnait suffisamment d’argent. Or, dans les années 1960, il était normal que l’homme entretienne seul sa famille. Il me versait ce dont j’avais besoin en début de mois pour la maison. Si je voulais m’acheter un tailleur ou un manteau, il m’accompagnait. » Depuis 1965, pourtant, les épouses peuvent ouvrir un compte sans l’autorisation de leur conjoint.
Dans la famille de Serge, un deuxième salaire était en revanche nécessaire. « J’ai commencé comme employé de banque. Ma femme, elle, était secrétaire », raconte cet habitant de Soissons, dans l’Aisne, qui a fêté ses 30 ans juste avant Mai 68. Tous deux travaillent, mais c’est l’épouse qui s’occupe de leurs deux fillettes. « Je faisais quelques courses mais ça s’arrêtait là. Je n’ai jamais changé une couche ni donné le bain », avoue Serge.
En revanche, le couple se concerte pour toutes les décisions familiales et les grosses dépenses. Et s’accorde pour donner « une éducation assez stricte » aux enfants. « Nous avions nous-mêmes un grand respect de l’autorité parentale. Le dimanche, il fallait être à l’heure pour le déjeuner et bien habillés. » Déférence aux parents. Déférence au patron, raconte aussi Serge. « À l’époque, lorsque je croisais mon chef dans la rue, je lui faisais un petit signe de la tête. Lui se tenait droit comme un i, sans un regard, impassible. »
Marine LAMOUREUX (La Croix 02/05/2008)
(1) Histoire du premier sexe : de la Révolution à nos jours, éd. Hachette, 14 €.
(2) Mai 68, éd. Fayard, 2008, 20 €.

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