lundi 28 février 2011

Les non-dits des Chinois


Le livre du jour

LEMONDE | 26.02.11 | 13h31 • Mis à jour le 26.02.11 | 13h31

En Chine, quand un tremblement de terre ravage une région et fait des centaines de morts, on entend les mouches voler dans les rédactions des médias officiels. La règle est de ne rien faire et d'attendre le feu vert de l'agence officielle avant de parler de l'événement...

Anne Soëtemondt a fait partie de ces nombreux "experts étrangers" qui sont recrutés par les organes de propagande chinois depuis que la Chine a décidé, en 2008, de faire entendre sa voix dans le concert des médias internationaux. Elle a travaillé pendant un an à Pékin pour le programme de Radio Chine internationale (RCI) à destination des francophones, en Europe et en Afrique. Son rôle consistait à relire et à mettre en bon français les informations rédigées par ses collègues chinois.

Pendant cette période, la jeune journaliste a tenu un blog, prenant soin de ne pas révéler l'identité de ses confrères lorsqu'elle les citait, pour des raisons évidentes de sécurité. De retour en France, elle raconte son expérience chinoise dans un livre plein d'humour et d'anecdotes. Elle décrit la très faible productivité, ces journées à attendre le texte à relire. L'opacité la plus totale règne sur les salaires. Ceux-ci restent confortables pour des expatriés, compte tenu du niveau de vie en Chine.

Surtout, Anne Soëtemondt décrit de l'intérieur le fonctionnement de la censure. On ne dit pas "censurer" d'ailleurs, on dit "harmoniser". L'une des règles de base du journalisme officiel est, en effet, de ne pas remettre en cause le concept d'harmonie sociale, cher au confucianisme et au communisme chinois. Bien sûr, il ne faut pas parler de certains sujets, comme le massacre de la place Tiananmen. Il faut accepter comme une évidence que Taïwan fait partie de la Chine, que le dalaï-lama est un leader politique et non un dignitaire religieux. Voilà pour les lignes rouges les plus évidentes. Mais il existe d'autres règles non écrites, comme éviter les nouvelles négatives, les faits divers sanglants, les conflits sociaux.

A Radio Chine internationale, on n'aime pas le direct. Toutes les émissions sont enregistrées, pour être réécoutées avant diffusion. Anne Soëtemondt ne cache pas que cette collaboration à une entreprise de propagande, qui vise à développer un "soft power" chinois, lui a posé des cas de conscience. Elle a résisté à sa façon, en contournant le système, en offrant le visage d'une autre Chine, plus libre et moins convenue, grâce à une émission portant sur des sujets de société.

Le masque tombe

Les Chinois ne sont pas dupes. De temps à autre, le masque tombe et les mots sortent. Les gens ne croient pas une seconde aux mensonges de la propagande, explique l'auteure. Simplement, ils n'en ont pas grand-chose à faire, parce l'important pour eux, disent-ils, "ce n'est pas que la presse devienne plus libre, mais que le niveau de vie augmente".

Ce discrédit a encouragé d'autres formes d'expression en Chine, comme les blogs, très nombreux. Un jour, un collègue chinois glissera à Anne Soëtomondt qu'il était place Tiananmen le 4juin 1989. Il n'en dira pas plus, l'échange s'arrêtera là.



J'ai travaillé pour la propagande chinoise

Anne Soëtemondt

Editions du Moment,

254 p., 17,95 €

Xavier Ternisien
Article paru dans l'édition du 27.02.11

lundi 21 février 2011

Les sept raisons de la colère du monde arabe


La Croix 21/02/2011 20:58


La Libye, le Yémen, Bahreïn sont en proie à des révoltes semblables à celles qui ont secoué la Tunisie et l’Égypte. Alors que la contagion se répand dans le monde arabo-musulman, « La Croix » analyse les causes profondes de ces révolutions


Une fillette assise sur le rebord de la fenêtre d'une voiture fait le signe de la victoire, lundi 21 février à Benghazi, en Libye (AP Photo/Alaguri).

1. Des pouvoirs usés

Peut-on parler de« printemps arabe » ? « L’effet domino est une invention des médias », a déclaré le ministre algérien des affaires étrangères, Mourad Medelci, au quotidien espagnol El Pais. Une affirmation peu partagée… Bichara Khader, directeur du Centre d’études et de recherches sur le monde arabe contemporain (Cermac) de l’Université catholique de Louvain, estime, inversement, qu’aucun pays arabe n’est à l’abri, parce que l’on trouve dans la plupart d’entre eux les mêmes « ingrédients explosifs », notamment « un système politique sclérosé et répressif, une corruption généralisée et un ras-le-bol d’une situation bloquée à tous les niveaux », détaille-t-il dans son étude La Tunisie : est-ce l’hirondelle qui annonce le printemps arabe ?

Les intellectuels parlent de la « “tunisianisation” des Arabes », souligne-t-il. Pour autant, l’onde de choc, réelle, se traduira diversement. Il y a « un réel risque d’islamisation de la révolte » en Libye, à Bahreïn, au Yémen ou un risque de « régionalisation » de la révolte en Algérie ou au Yémen, estime-t-il. En Algérie, la situation est exceptionnellement complexe. « Le traumatisme de dix ans de guerre civile y est très fort », relève l’historien Mohammed Harbi, professeur émérite de l’université Paris VIII. « De plus, l’État a déployé des relais occultes dans toutes les instances de la société à un niveau qui n’existe nulle part ailleurs, poursuit l’historien. Or, ces relais qui peuvent être perçus comme opposition troublent considérablement le jeu et entravent l’émergence d’une dissidence organisée. »

2. Des héritiers détestés

Il semble que dans les pays monarchiques la royauté ne soit pas menacée. « Au Maroc, il y a une aspiration au changement, pour autant la monarchie jouit d’un vrai soutien », estime l’historien Mohammed Harbi. « À Bahreïn, la royauté n’est pas en tant que telle mise en cause, mais il est revendiqué une égalité de traitement pour la société à majorité chiite gouvernée par une dynastie sunnite minoritaire. Il n’y a pas non plus de volonté de renverser la monarchie en Jordanie », poursuit l’historien.

Inversement, la tentation dynastique des régimes autoritaires, au sein desquels le président monarque organise le passage du pouvoir à sa descendance, est la cible directe de la contestation qu’il s’agisse de Gamal Moubarak, considéré il y a peu encore comme le fils héritier de l’ex-président égyptien Hosni Moubarak, ou aujourd’hui de Seif Al Islam, fils du général Kadhafi, qui a promis une riposte sanglante à la révolte. Ces pratiques de confiscation du pouvoir par les descendants sont aujourd’hui « condamnées », estime Mohammed Harbi.

3. Des populations jeunes et sans perspectives

En s’immolant par le feu, le jeune Tunisien a allumé sans le savoir la mèche de la contestation politique. Mohamed Bouazizi est vite devenu le symbole de cette jeunesse arabe sans perspective professionnelle, dans des pays où les moins de 25 ans représentent souvent plus de 40 % de la population.

« Du Maroc à l’Irak, toutes les nations arabes connaissent une croissance élevée des jeunes de 18 à 25 ans arrivant sur le marché du travail, bien qu’elle soit désormais en décélération, surtout au Maghreb, rappelle Youssef Courbage, chercheur à l’Institut national d’études démographiques (Ined). Or, les économies de ces pays sont incapables de créer des emplois adaptés à la demande. »

La natalité a fortement reculé dans le monde arabe, même s’il existe de grandes disparités entre la Tunisie, où le taux de fécondité est comparable à celui de la France, et le Yémen, où les familles de cinq enfants demeurent la norme. Certains pays ont achevé leur transition démographique et se rapprochent de l’Europe, tandis que d’autres sont en passe de la réaliser. « Le monde arabe connaît un processus entamé par l’Europe au XVIIe siècle, poursuit Youssef Courbage. Les garçons, puis les filles sont sortis de l’analphabétisme. Ils ont étudié et de plus en plus à l’université. On a assisté à la montée de l’esprit contestataire et à la sécularisation de la société, mais aussi à la remise en question de l’autorité parentale ; les autorités religieuses n’ont qu’un rôle marginal. »

Pour autant, les révolutions en cours ne sont pas à proprement parler des révolutions de jeunes : toutes les couches sociales défilent dans les rues.

4. Des classes moyennes éduquées qui s’appauvrissent

Parmi les slogans entendus dans les rues arabes ces derniers mois figuraient de nombreuses récriminations contre la vie chère et les salaires très bas. « Le monde arabe a connu l’émergence d’une classe très éduquée, mais qui n’a pu prendre l’ascenseur social, du fait du manque d’emplois qualifiés », note Lahcen Achy, économiste marocain, chercheur au centre Carnegie pour le Moyen-Orient. En Égypte, près de 40 % de la population vit ainsi avec moins de 2 dollars par jour, soit au-dessous du seuil de pauvreté fixé par les Nations unies.

« Pire, la classe moyenne de ces pays qui avait émergé au lendemain de la décolonisation a vu son pouvoir d’achat s’effriter », poursuit le spécialiste. Par exemple, les enfants des fonctionnaires choyés par Nasser en Égypte dans les années 1960 n’ont pas trouvé de débouchés malgré leurs diplômes, descendant d’un cran dans l’échelon social. En Tunisie, le pouvoir d’achat des instituteurs et des avocats, touchés par la hausse des prix et notamment des matières premières, a baissé de 10 à 15 %.

5. Des pays inégalitaires et corrompus

Les inégalités, la corruption, les sources d’enrichissement illégales expliquent en partie les mouvements de contestation observés dans plusieurs pays arabes. Ces États figurent parmi les plus inégalitaires en termes de ressources par habitant et les moins transparents sur l’indice annuel de la corruption établi chaque année par l’association Transparency International. « L’appareil administratif est corrompu, observe l’économiste Lahcen Achyn. Le citoyen ne peut pas déposer un recours devant la justice. Il ne peut se défendre, si bien qu’il voit dans le système une machine organisée pour l’appauvrir. »

La population observe en parallèle l’enrichissement d’une minorité proche du pouvoir, qui profite des vagues de privatisations ou des ventes des domaines de l’État pour accaparer des terres, des immeubles, des entreprises. « Si les différences salariales restent modérées, il y a de fortes inégalités en termes d’actif, poursuit Lahcen Achyn. Or, les politiques fiscales ne permettent pas une redistribution des richesses. » L’imposition reste faible, en effet, dans le monde arabe, par rapport à l’Europe. L’impôt sur le revenu est par exemple plafonné à 20 % en Égypte.

6. Une absence de libertés fondamentales

Pour Kamel Jendoubi, président du Réseau euroméditerranéen des droits de l’homme (REMDH), « l’oppression et l’absence de libertés fondamentales, notamment d’expression », sont « la cause essentielle » et commune des révoltes qui secouent le monde arabe.

En Tunisie comme en Égypte et dans les autres pays traversés par des manifestations, c’est selon lui cette situation, commune à toutes les couches sociales, qui crée un mouvement unifié. « Des jeunes défavorisés, des individus issus des classes moyennes, des diplômés au chômage se rencontrent dans une même aspiration à la liberté et à la dignité », explique-t-il. « Tout le monde arabe est traversé par ce profond désir de droits de l’homme et de démocratie ; les gens sont prêts à mourir pour ça », indique-t-il, même si « cette base commune se traduit différemment dans chaque pays ».

Pour lui, les habitants du monde arabe, en « regardant le monde », ont pris conscience de « l’importance de la citoyenneté, de l’individu ». Ils ont « vu des éléments de modernité sous le contrôle de régimes rétrogrades, conservateurs ». D’où une frustration qui s’exprime dans la rue. « Les gens ont décidé de faire sauter les verrous pour ouvrir une nouvelle page, celle de la liberté. »

D’ailleurs, estime-t-il, « ce n’est peut-être pas un hasard si c’est en Tunisie qu’a commencée cette lame de fond ». Le régime de Ben Ali était « un modèle de répression et de contrôle de la population ».

7. Des médias très actifs

Les médias, électroniques en particulier, sont une « caisse de résonance des frustrations », analyse Lucie Morillon, spécialiste des nouveaux médias à Reporters sans frontières (RSF). Tout en notant que « les peuples n’ont pas attendu Internet pour faire la révolution », elle estime que « la connexion entre les mouvements en ligne et hors ligne est déterminante ».

Une analyse partagée par Stéphane Koch, spécialiste des technologies de l’information, pour qui la Toile est un « catalyseur ». « C’est un moyen par lequel les gens partagent un sentiment », explique-t-il. Il souligne qu’Internet crée de « la confiance » grâce à sa « puissance fédératrice qui aide à se considérer comme partie d’un mouvement de masse ». Sur Internet, les gens sont devenus contributeurs. « Quand je soutiens une initiative sur un réseau social en cliquant sur “like”, c’est le début d’une action », dit-il.

Les deux experts soulignent néanmoins qu’une minorité de la population est active sur Internet. La vague de contestation se répand donc aussi par le bouche-à-oreille. En Égypte, les manifestants appelaient leurs amis à les rejoindre par SMS. Ils soulignent la force des images à la télévision – la chaîne Al-Jazira couvre les manifestations – ou sur Internet qui « renforcent la colère ». Enfin, les médias favorisent « la contamination » de la révolte dans le monde arabe. « Des populations qui se taisaient voient les gens se lever », explique Stéphane Koch, tandis que l’information « rend la répression difficile ».

Lucie Morillon souligne que les réseaux sociaux « dépassent les frontières : il existe une grande solidarité entre les internautes », dit-elle, indiquant que les Égyptiens ont aidé les Tunisiens à contourner la censure.
Camille LE TALLEC, Olivier TALLÈS, Marie VERDIER

« La jeune génération a une maturité politique très forte »


La Croix 21/02/2011 18:45


Le politologue Olivier Roy estime que les révoltes qui secouent le monde arabo-musulman ont de très fortes particularités, mais qu’elles partagent toutes la même aspiration à la dignité et à la démocratie

La Croix. Peut-on parler de révolution arabe ou d’une vague comparable à ce que l’Europe de l’Est a connu en 1989 ?

Olivier Roy : C’est une révolte plus qu’une révolution. En 1989, on était aussi en présence d’une révolte qui a abouti à un changement parce que les régimes se sont effacés. Aujourd’hui, deux éléments font obstacle à ce mouvement. Le premier, c’est la résistance des régimes. Elle est plus dure, parce qu’il n’y a pas de centre comme l’Union soviétique qui, une fois effondrée, a permis que tout s’ouvre. Ici, chaque pays a sa spécificité. L’autre problème, c’est que la communauté internationale est très ambivalente. D’un côté, elle salue la démocratie, de l’autre, elle veut le statu quo.

Ces révoltes représentent-elles la victoire de valeurs universelles ?

Oui, c’est très clair, c’est une révolte des valeurs : le respect, la démocratie, l’honnêteté et le refus de la corruption. Il y a aussi un élément qu’on oublie trop, c’est la demande de citoyenneté, c’est-à-dire le refus des différences confessionnelles. On l’a vu dans les slogans de la place Tahrir, mais aussi dans la déclaration du Cheik Qaradawi qui commencé son discours en disant : « Chers musulmans, chers coptes. » C’est quelque chose d’inhabituel et d’inattendu.

Un passage vers la démocratie peut-il se faire ?

La démocratie est une demande de cette jeune génération. Celle-ci est très claire. Elle ne se laisse pas attraper par les mirages. Par exemple, il n’y a pas d’homme charismatique dans ces révoltes. Cette génération n’est pas non plus fascinée par des partis politiques ni par des idéologies, et elle est très critique. Ce n’est pas une génération de naïfs. Il y a une maturité politique très forte et ça, c’est un argument pour la démocratie.

Maintenant, le problème, c’est que la culture politique traditionnelle de ces pays n’est pas démocratique. Les régimes et les opposants traditionnels sont dépassés, comme les Frères musulmans égyptiens, par exemple. Il y a un conflit entre deux cultures, une ancienne partagée par les régimes et les vieilles oppositions et une nouvelle, celle de la jeunesse. Le risque, à part la répression, qui est évidemment le risque fondamental, c’est de voir une alliance entre conservateurs qui peut verrouiller les choses.

Faut-il comprendre ce qui se joue comme une conséquence de la sécularisation des sociétés ?

Cela dépend de ce que l’on entend par sécularisation. C’est clair qu’il y a eu une réislamisation des sociétés arabes au cours des trente dernières années. Mais la réislamisation a fait perdre à l’islam sa spécificité. On a connu une banalisation de l’islam.

Le paradoxe, aujourd’hui, c’est qu’aucun parti ne peut avoir le monopole de la revendication islamique. Il y a une sécularisation de ces sociétés, au sens où le religieux n’est plus spécifique. Ce ne sont pas des sociétés laïques, mais les revendications des manifestants le sont. Ce sont des revendications purement politiques, qui laissent de côté la question religieuse.

Ces sociétés ont-elles atteint une forme de maturité politique ?

Tout à fait, même si cela ne se fait pas sous la même forme qu’en Europe. On est dans une séparation de fait du politique et du religieux, même si la place du religieux dans la société est beaucoup plus forte qu’en Occident.

Quels sont les scénarios envisageables pour la suite ?

On peut imaginer que le modèle turc (la juxtaposition d’un espace politique démocratique à l’occidentale, d’un parti conservateur avec des valeurs largement religieuses, et une armée qui se présente comme gardienne des fondamentaux) va séduire. On peut aussi imaginer des modèles occidentaux/universalistes, en Tunisie par exemple. Ou encore des républiques de notables, si la scène politique n’arrive pas à se structurer. Les conflits peuvent aussi perdurer. Tout est possible…

La contagion peut-elle encore gagner ?

À mon avis, cela ne touchera pas l’Arabie saoudite, parce que personne ne veut tuer la poule aux œufs d’or d’un régime qui redistribue. Je ne vois pas non plus la contestation gagner les émirats, parce qu’il n’y a pas de prolétariat autre que des Bangladais. Il y aura peut-être des tensions à Oman… La grande inconnue, c’est la Syrie. Là, tout est possible. Au Maroc, les choses bougent, mais je crois que cela n’ira pas plus loin parce que la monarchie fait partie de l’identité nationale.

Que dire de l’Occident. Faut-il parler d’un aveuglement ?

Oui, l’Occident a été victime d’un aveuglement complet qui s’est fait sur deux bases. D’abord l’obsession de l’islam que l’on se représente comme une entité fermée sur elle-même, incapable d’évoluer, « l’islam incompatible avec la démocratie », etc. Les musulmans seraient entièrement déterminés par l’islam, et l’islam, ce serait la violence et le radicalisme.

Nous sommes restés obsédés par l’islamisme. La parenthèse islamiste a existé, elle a joué un rôle considérable, mais elle est fermée. L’islamisme a duré de la fin des années 1970 aux années 1990. Aujourd’hui, le monde arabe revient à des valeurs universalistes. Ce qui ne veut pas dire qu’on revient à la paix et à la concorde de tous.

Le deuxième point, c’est la vision stratégique : on a cherché uniquement la stabilité, centrée autour du conflit israélo-palestinien. Tout le but était d’obtenir un maximum de régimes qui neutralisent l’agressivité de leur population à l’égard d’Israël. Du coup, on s’est identifié aux régimes autoritaires existants, on s’est fondu en eux, et puis – dans certains cas – on a fini par les aimer…

L’Occident peut-il agir ?

Il faut d’abord arrêter de donner des leçons et encourager la démocratie. Il y a des tas de manières de le faire : des aides bilatérales, des visas, aider ces pays en voie de démocratisation dans les instances internationales. On peut aussi imaginer des coopérations de type militaire dans la perspective d’armées de pays démocratiques, et non pas de maintien de l’ordre. Il y a aussi une aide à offrir pour aider ces pays à surmonter les crises de très cours-terme, alimentaires par exemple.

Quelle sera la place des islamistes ?

Il suffit de les écouter : ils ne savent pas trop quoi dire, ils ne sont pas en tête des révoltes, ils n’en sont même pas au cœur. Les islamistes vont former des partis politiques, se présenter aux élections, ils auront des voix. Ils vont faire partie du paysage, mais ils ne sont pas moteurs. Pourquoi voulez-vous que les gens votent pour des partis qui n’étaient pas là lors des manifestations ? Si certains ne veulent pas changer, ils seront tout simplement ignorés. Si demain un chef des Frères musulmans descend dans la rue en disant : « La solution, c’est le Coran », les gens vont tout simplement rigoler…

Cette vague aura-t-elle un impact sur la vision de l’islam en Occident ?

Il faudra vraiment longtemps pour que les Occidentaux intériorisent ce qui se passe. Aujourd’hui, malheureusement, la question dominante reste toujours : « Et la menace islamique ? » Depuis dix ans, on s’est fait avoir par une rhétorique populiste – de droite comme de gauche – qui dit : le problème, c’est l’islam. En France, ce discours a même été entériné par la présidence.

Quand on s’aperçoit que cette grille de lecture n’est pas la bonne, on est perdu, et on a presque envie d’y revenir. Tout le thème des politiques intérieures, que ce soit en Allemagne ou en France, c’est le multiculturalisme et la menace islamique. Pour que l’on comprenne vraiment ce qui se passe, il faudrait une plus grande maturité de la part des élites politiques européennes, mais malheureusement elles s’enfoncent dans les clichés en ce moment.
Recueilli par Elodie MAUROT

CUỘC CÁCH MẠNG Ả RẬP, CON GÁI CỦA INTERNET ?

Marie Bénilde

Le Monde Diplomatique, mardi 15/02/2011

Đâu là vai trò mà các phương tiện truyền thông mới nắm giữ trong sự sụp đổ của các chế độ chuyên chế ở Tunisie và Ai Cập ? Phải chăng nên gán cho Facebook và những mạng xã hội nói chung, khả năng động viên đám đông và gây nên những phong trào đối lập ? Những bài học chính-trị-truyền-thông của những cuộc nổi dậy này cho đến những cuộc cách mạng « trực tuyến – online ».

Chế độ của Hosni Moubarak đã mắc phải hành vi tiêu diệt tự do nhất của thế giới dưới cái nhìn của việc tiếp xúc với Internet, theo nhật báo Libération ngày 28/01/2011. Chẳng phải Miến Điện vào năm 2007, cũng chẳng phải Trung Quốc 2008, không phải Iran 2009 đã đi xa hơn Ai Cập trước tranh cãi trên mạng. Chỉ đất nước của raïs chuyên quyền đã hoàn toàn cắt đứt sự tiếp cận hệ thống mạng, để chín phần mười trong 23 triệu người dùng internet đã tiếp cận thỉnh thoảng hay thường xuyên với Web – trong số năm triệu người đăng ký vào hệ thống mạng xã hội Facebook. Sự cắt đứt này không thể ngăn cản sự xụp đổ của Hosni Moubarak. Cuộc cách mạng Ai Cập, như cuộc cách mạng xảy ra trước đó ở Tunisie, cho thấy đồng thời sức mạnh của phương tiện truyền thông, khó khăn chống lại chúng của các sức mạnh cổ điển để kiểm soát và trấn áp, và sự phát ngôn của họ, thường bị đánh giá quá thấp, với những phương tiện truyền thông cổ điển như truyền hình và báo chí.

Sự che dấu không thể được

Trước hết chúng ta hãy trở lại với sự cắt đứt internet nổi tiếng. Ngày 2 tháng 2, sau năm ngày cắt đứt, nhà cầm quyền Ai Cập đã chọn cách tái lập đường dẫn vào internet. Hôm trước, Google đã tung ra khả năng « tweeter » (vào trang Twitter) bằng điện thoại, như vậy đã vô hiệu hóa sự ngăn chận. Đủ để cho những nhà đối lập Ai Cập gọi một số điện thoại nhằm để lại tin nhắn, những tin nhắn này sẽ mau chóng được chuyển lên trang Twitter. Sự che dấu kỹ thuật số của những sự kiện này không còn có thể xảy ra được nữa ; việc bắt giữ Wael Ghonim, giám đốc marketing của Google ở Trung Đông (người chiến thắng vinh quang trên quảng trường Tahrir sau khi được phóng thích), mau chóng cho thấy sự thiếu thích ứng hoàn toàn với tình hình. Chế độ đã định đè bẹp internet như nó đã tìm cách loại bỏ những nhân chứng khó chịu bằng cách biệt giam các nhà báo đưa tin về những cuộc biểu tình này. Nhưng hệ thống của các mạng lưới này phải chăng, theo bản chất, là không thể kiểm soát được ? [1]

Chính vì thế một chiến lược mới, hơn cả sự đồng pha với các phương tiện truyền thông hiện đại, được đưa vào hoạt động. Hơn cả việc tìm kiếm kiểm duyệt với số lượng lớn – và không có sự phân biệt – những thông điệp của các người đối lập khi khóa vòi số hóa này, những người cầm quyền Ai Cập đã theo ý tưởng đến lượt họ sử dụng những công nghệ mới : Chính vì thế mà quân đội đã đầu tư những văn phòng cho những công ty điểu khiển điện thoại di động mà Nhà nước có phần hùn trong đó (Mobinil, chi nhánh của France Télécom và Vodafone) để buộc họ phải chuyển những bản tin kêu gọi sự tố giác hay đưa ra nơi chốn và thời gian của những cuộc biểu tình ủng hộ Hosni Moubarak. Một SMS của quân đội, vài ngày trước sự xụp đổ của tổng thống, cho thấy rằng « lực lượng quân đội đòi hỏi những người đứng đắn và trung thành với Ai Cập đối đầu với những kẻ phản bội và phạm pháp và để bảo vệ nhân dân chúng ta và danh dự của nước Ai Cập yêu quý [2] ».

Thông điệp này có thể hôm nay đã trở nên mơ hồ khi ta biết được vài trò mà quân đội nắm giữ trong cuộc lật đổ Moubarak. Ít nhiều gì thì nó cũng phải dựa vào thế lực khi phát tán, trong khi ông hoàng Ả Rập (raïs) bám víu lấy ngai vàng. Và nó làm chứng cho sự giả tạo chắc chắn của giai đoạn sau cùng của cuộc trấn áp trên mạng vì không còn đề cập đến chuyện cấm đoán những trang blog hay những trang web thù nghịch với chế độ - nhất là khi phát tán những vidéo tra tấn trong các đồn của cảnh sát Ai Cập – mà còn cung cấp tiếng nói của chính phủ trên mạng. Chỉ vậy thì quá trễ. Ở thời đại kỹ thuật số, mọi chính quyền mà bị đánh giá là nạn nhân của mạng, và đặc biệt hơn là từ một công cụ tìm kiếm, thì phải tự đưa chính kiến của riêng mình lên mạng nhằm giao thoa với nhưng thông tin của kẻ thù nghịch. Nhưng việc sử dụng « hậu hiệu » này giải thích việc đi trước các sự kiện, chứ không phải là theo sau nó.

Hệ thống kỹ thuật số và những cuộc cách mạng

Vị trí nào thích hợp trong hoàn cảnh hiện tại cho những công cụ truyền thống mới trong những phong trào nổi dậy của thế giới Ả Rập ? Phần lớn các nhân chứng đồng ý nói rằng những mạng xã hội giữ vai trò trong việc động viên ở Ai Cập cũng như ở Tunisie. Nhằm bày tỏ sự chán ngán, việc tập hợp cách thân tình hay đối đầu bằng hành động, những nhóm này đã được thiết lập trên Facebook ; Twitter được dùng, cách bên lề hơn, nhằm tung ra những báo động, nhất là ở bên ngoài nước. Tuy nhiên, vì xác nhận nhiều vụ bắt bớ các nhà báo hay phá sóng các chương trình của Al Jazira trên một trong các vệ tinh phụ thuộc vào Chính quyền Ai Cập, mà chính quyền bị chủ yếu là giới truyền hình và báo chí căm ghét. Những kênh thông tin nào còn tiếp tục quả thực có được quyền phản ánh lại thực tại của những cuộc biểu tình và làm tăng thêm làn sóng người tham gia (việc bao phủ những sự việc ở Ai Cập của BBC đã khiến cho Iran bối rối vì những chương trình của kênh này, được phát vì lý do dè dặt).

Có nên tương đối hóa viễn tượng về « cuộc cách mạng 2.0 », như blogger người Ai Cập Wael Ghonim đặt tên ? Trong thực tế, giới truyền thông cũ và mới có vẻ như liên hệ chặt chẽ với nhau. Nếu thông tin ngày hôm nay tìm thấy phương tiện tránh được sự kiểm duyệt, vượt qua mọi sự định hạn mức và được lan truyền rộng rãi, đó là nhờ vào internet và sự chia sẻ những mối liên hệ trên các cộng đồng khác nhau của những mạng xã hội. Nhưng tạp chí Telos, do hội Telefonica xuất bản ở Tây Ban Nha, mới đây đã chứng minh rằng 80% tin tức lưu truyền trên Internet trên thế giới đến từ những trang mạng của báo chí [3]. Cũng như vậy đối với truyền hình. Ở Tunisie, Al Jazira – bị chính quyền Ben Ali cấm lâu năm – ngự trị như phương tiện truyền thông nghe nhìn thoáng nhất nước, thiệt thòi cho các kênh truyền hình quốc gia và những kênh nước ngoài khác, theo nhà văn Taoufik Ben Brik, trong khi mà « chính những cuộc tiếp sức truyền thống từ đường phố căng thẳng – Internet, Facebook, Twitter, YouTubeđã làm tiêu tan vào quên lãng [4] ». Kênh thông tin bị phân biệt bởi khả năng nhạy bén của nó khi dùng lại những hình ảnh quay được bằng điện thoại di động, như những hình ảnh của những cuộc biểu tình đầu tiên bị cảnh sát trấn áp ở Sidi Bouzid.

Trong bài báo đăng trên trang lemonde.fr về sự ảnh hưởng của kênh qarati trong cuộc nổi dậy ở Tunisie, nhà báo Benjamin Barthe mô tả như sau cuộc hành trình của các vidéo nghiệp dư được công bố trên các trang trung gian như Nawaat hay Takriz, được Twitter tạo đường dẫn, lấy lại từ các trang mạng xã hội khác (Facebook, YouTube …) và cuối cùng được phát tán rộng rãi trên các màn ảnh của Al Jarira mà chúng gây ra tiếng vang thật sự trong dân chúng.

« Al-Jazira đã tiêu tan trong môi trường truyền thông mới, khi trông nhờ cách nhanh chóng và rất sáng tạo vào những nội dung được phát sinh từ công chúng, nhà chính trị học người Mỹ Marc Lynch, chuyên gia về thế giới Ả Rập, đã viết trên blog của mình, được báo Le Monde trích lại. Những vệ tinh truyền hình khác đã bắt chước. (…) Những bệ đỡ về mặt truyền thông này và những người đóng góp mang tính cá nhân này làm sói mòn khả năng của Nhà nước trong việc kiểm soát dòng thủy triều dâng lên của thông tin. Đó là giai đoạn cuối tới hạn trong sự chìm ngập của không gian truyền thông mới của thế giới Ả rập. »

Để theo dõi sự tiến triển của những sự kiện ở Ai Cập, vẫn chính Al-Jarira nhìn thấy những trách nhiệm chính thức của Nhà Trắng, theo New York Times, trong khi kênh thông tin này, mang tội vì đã phát đi những đoạn băng của Ben Laden và bị lên án vì « chủ nghĩa hồi giáo » của nó, thì lại vắng bóng rộng rãi những chương trình của nó phát qua vệ tinh hay truyền hình cáp ở Hoa Kỳ.

Cuối cùng, cũng vẫn với nhịp điệu của truyền hình Ai Cập khi phát lại những bài diễn văn của Moubarak mà cuộc nổi dậy ở Ai Cập được khuếch đại. vì vua chuyên chế gia nua tỏ ra ở đây, trong nghi thức cổ hủ của lâu đài của mình, theo nghĩa đen mà nói bị tách rời khỏi những khát vọng mới của giới trẻ ở đất nước này (về điểm này, báo chí Pháp đã gọi là « Tháng năm 1968 » của Ả Rập).

Những thực tại và khả năng tiềm tàng

Những kênh kỹ thuật số mới cuối cùng chỉ tỏ ra vai trò phụ về mặt thông tin. Nhưng những mạng xã hội (2.0) hoàn thành chức năng mới mẻ trong lịch sử truyền thông. Chúng cho phép các tòa soạn ở Tây Phương, thương bị cắt đứt với thực tại của đất nước mà họ đang quan sát với chính sự mù quáng mà các chính phủ riêng của họ (tạo ra một sự khoan dung to lớn với các chế độ tham nhũng tại chỗ, những quyền lực chào mời các chính sách như cho các nhà báo Pháp ở chỗ dễ thấy), khi cân nhắc rằng gã bù nhìn hồi giáo không còn đủ để có thể làm mất uy tín những cuộc nổi dậy của quần chúng. Web 2.0 chắc chắn có tính chất thần diệu mà nó ủng hộ cách khó khăn sự áp đặt của những ngõ tắt trong giới truyền thông mặc cho mưu toan xuất hiện đó đây để lợi dụng khuynh hướng đe dọa đối với Israel hay trên mối nguy hiểm của hội Huynh đệ Hồi giáo. Với Internet, tiếng nói của nhân dân trở nên được lắng nghe hơn cho dù tiếng nói này chỉ là phần nào.

Dĩ nhiên, không thể nói rằng không phải Internet hay các mạng xã hội đã làm cách mạng : sự hy sinh của dân chúng, những cuộc biểu tình bị cấm hay việc chiếm đóng quảng trường Tahrir trên hết là những cách diễn đạt tỏ tường sự rối loạn và sự tranh cãi của nhân dân. Nên, như đã thấy, việc dùng những công nghệ mới không phải là của riêng của những lực lượng phản kháng – Téhéran cũng đã bị chiếm giữ nhằm vây bắt những người đối lập với nó sau những cuộc biểu tình rất được kết nối vào năm 2009 [5] – và ngay cả có khuynh hướng dồn về phía sự bất mãn của giới trí thức thiệt cho những cam kết chiến đấu. Đến nỗi mà ta có thể hợp pháp tự hỏi đâu là tương lai của sự động viên nếu như sự động viên này không được đồng hành bởi việc cấu trúc chính trị mà nó cho phép một sự tập hợp đám đông lột xác thành sức mạnh cách mạng gây lay động.

Và đồng thời, trang web cho tham gia là kẻ mang tới những hình thức tổ chức mới không chỉ về mặt kỹ thuật và gieo vãi tiếng nói dân chủ vào trong ngọn gió lịch sử. [6] Từ Cận Đông tới Cuba, ngang qua Algérie, Internet đồng thời có đặc tính hợp nhất các dân tộc, cho phép mỗi người được kể vào và khích lệ những ý tưởng. Trước một thông tin bởi những phương tiện truyền thông sống như « vỏ bọc chìa ra » trong chừng mực mà sự đón nhận những tin tức này chủ yếu là thụ động, những phương tiện truyền thông mới có vẻ như thành công thuật giả kim mới này để biến đổi thông tin thành sự tham gia và tham gia vào hành động. Những người lướt mạng được mời gọi sống « chia sẻ » với lý tưởng mới ở vùng Bắc Phi : chế độ độc tài không phải là chân trời chính trị duy nhất.

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[1] Vấn đề này đã được nêu lên ở Hoa Kỳ nơi mà một dự luật gây tranh cãi về vấn đề an ninh mạng muốn trao vào tay tổng thống Mỹ nút ngắt trang web (« kill switch ») để kiểm soát những tin tặc đến từ nước ngoài.

[2] « Reaching for the kill switch », The Economist, 10/02/2011.

[3] « El 80% del material informativo que circula por la Red procede de la prensa », El Muldo, 02/02/2011.

[4] « En Tunisie, le règne sans partage d’Al Jazeera », Slate.fr, 19/01/2011.

[5] Cùng chủ đề « En Iran, Nokia connecte la répression ».

[6] Cùng chủ đề Tunisie, Egypte...Algérie, "inception" de la révolution trên trang Electron libre.

vendredi 18 février 2011

Tunisie, Egypte : quand un vent d'est balaie l'arrogance de l'Occident


Point de vue

LEMONDE.FR | 18.02.11 | 12h41 • Mis à jour le 18.02.11 | 16h36

Le vent d'est l'emporte sur le vent d'ouest. Jusqu'à quand l'Occident désœuvré et crépusculaire, la "communauté internationale" de ceux qui se croient encore les maîtres du monde, continueront-ils à donner des leçons de bonne gestion et de bonne conduite à la terre entière ? N'est-il pas risible de voir quelques intellectuels de service, soldats en déroute du capitalo-parlementarisme qui nous tient lieu de paradis mité, faire don de leur personne aux magnifiques peuples tunisiens et égyptiens, afin d'apprendre à ces peuples sauvages le b.a.ba de la "démocratie" ? Quelle affligeante persistance de l'arrogance coloniale ! Dans la situation de misère politique qui est la nôtre depuis trois décennies, n'est-il pas évident que c'est nous qui avons tout à apprendre des soulèvement populaires du moment ? Ne devons-nous pas de toute urgence étudier de très près tout ce qui, là-bas, a rendu possible le renversement par l'action collective de gouvernements oligarchiques, corrompus, et en outre – et peut-être surtout – en situation de vassalité humiliante par rapport aux Etats occcidentaux ?

Oui, nous devons être les écoliers de ces mouvements, et non leurs stupides professeurs. Car ils rendent vie, dans le génie propre de leurs inventions, à quelques principes de la politique dont on cherche depuis bien longtemps à nous convaincre qu'ils sont désuets. Et tout particulièrement à ce principe que Marat ne cessait de rappeler : quand il s'agit de liberté, d'égalité, d'émancipation, nous devons tout aux émeutes populaires.

On a raison de se révolter. De même qu'à la politique, nos Etats et ceux qui s'en prévalent (partis, syndicats et intellectuels serviles) préfèrent la gestion, de même à la révolte, ils préfèrent la revendication, et à toute rupture la "transition ordonnée". Ce que les peuples égyptiens et tunisiens nous rappellent, c'est que la seule action qui soit à la mesure d'un sentiment partagé d'occupation scandaleuse du pouvoir d'Etat est le levée en masse. Et que dans ce cas, le seul mot d'ordre qui puisse fédérer les composantes disparates de la foule est : "toi qui est là, va-t'en." L'importance exceptionnelle de la révolte, dans ce cas, sa puissance critique, est que le mot d'ordre répété par des millions de gens donne la mesure de ce que sera, indubitable, irreversible, la première victoire : la fuite de l'homme ainsi désigné. Et quoi qu'il se passe ensuite, ce triomphe, illégal par nature, de l'action populaire, aura été pour toujours victorieux. Or, qu'une révolte contre le pouvoir d'Etat puisse être absolument victorieuse est un enseignement de portée universelle. Cette victoire indique toujours l'horizon sur lequel se détache toute action collective soustraite à l'autorité de la loi, celui que Marx a nommé "le dépérissement de l'Etat".

A savoir qu'un jour, librement associés dans le déploiement de la puissance créatrice qui est la leur, les peuples pourront se passer de la funèbre coercition étatique. C'est bien pour cela, pour cette idée ultime, que dans le monde entier une révolte jetant à bas une autorité installée déclenche un enthousiasme sans bornes.

Une étincelle peut mettre le feu à la plaine. Tout commence par le suicide par le feu d'un homme réduit au chômage, à qui on veut interdire le misérable commerce qui lui permet de survivre, et qu'une femme-flic gifle pour lui faire comprendre ce qui dans ce bas monde est réel. Ce geste s'élargit en quelques jours, quelques semaines, jusqu'à des millions de gens qui crient leur joie sur une place lointaine et au départ en catastrophe de puissants potentats. D'où vient cette expansion fabuleuse ? La propagation d'une épidémie de liberté ? Non. Comme le dit poétiquement Jean-Marie Gleize, "un mouvement révolutionnaire ne se répand pas par contamination. Mais par résonance. Quelque chose qui se constitue ici résonne avec l'onde de choc émise par quelque chose qui s'est constitué là-bas". Cette résonance, nommons-là "événement". L'événement est la brusque création, non d'une nouvelle réalité, mais d'une myriade de nouvelles possibilités.

Aucune d'entre elles n'est la répétition de ce qui est déjà connu. C'est pourquoi il est obscurantiste de dire "ce mouvement réclame la démocratie" (sous-entendu, celle dont nous jouissons en Occident), ou "ce mouvement réclame une amélioration sociale" (sous-entendu, la prospérité moyenne du petit-bourgeois de chez nous). Parti de presque rien, résonant partout, le soulèvement populaire crée pour le monde entier des possibilités inconnues. Le mot "démocratie" n'est pratiquement pas prononcé en Egypte. On y parle de "nouvelle Egypte", de "vrai peuple égyptien", d'assemblée constituante, de changement absolu d'existence, de possibilités inouïes et antérieurement inconnues. Il s'agit de la nouvelle plaine qui viendra là où n'est plus celle à laquelle l'étincelle du soulèvement a finalement mis le feu. Elle se tient, cette plaine à venir, entre la déclaration d'un renversement des forces et celle d'une prise en main de tâches neuves. Entre ce qu'a dit un jeune tunisien : "Nous, fils d'ouvriers et de paysans, sommes plus forts que les criminels" ; et ce qu'a dit un jeune égyptien : "A partir d'aujourd'hui, 25 janvier, je prends en main les affaires de mon pays."

Le peuple, le peuple seul, est le créateur de l'histoire universelle. Il est très étonnant que dans notre Occident, les gouvernements et les média considèrent que les révoltés d'une place du Caire soient "le peuple égyptien". Comment cela ? Le peuple, le seul peuple raisonnable et légal, pour ces gens, n'est-il pas d'ordinaire réduit, soit à la majorité d'un sondage, soit à celle d'une élection ? Comment se fait-il que soudain, des centaines de milliers de révoltés soient représentatifs d'un peuple de quatre-vingt millions de gens ? C'est une leçon à ne pas oublier, que nous n'oublierons pas.

Passé un certain seuil de détermination, d'obstination et de courage, le peuple peut en effet concentrer son existence sur une place, une avenue, quelques usines, une université… C'est que le monde entier sera témoin de ce courage, et surtout des stupéfiantes créations qui l'accompagnent. Ces créations vaudront preuve qu'un peuple se tient là. Comme l'a dit fortement un manifestant égyptien : "avant je regardais la télévision, maintenant c'est la télévision qui me regarde."

RÉSOUDRE DES PROBLÈMES SANS L'AIDE DE L'ETAT

Dans la foulée d'un événement, le peuple se compose de ceux qui savent résoudre les problèmes que l'événement leur pose. Ainsi de l'occupation d'une place : nourriture, couchage, garde, banderoles, prières, combats défensifs, de telle sorte que le lieu où tout se passe, le lieu qui fait symbole, soit gardé à son peuple, à tout prix. Problèmes qui, à échelle de centaines de milliers de gens venus de partout, paraissent insolubles, et d'autant plus que, sur cette place, l'Etat a disparu. Résoudre sans l'aide de l'Etat des problèmes insolubles, c'est cela, le destin d'un événement. Et c'est ce qui fait qu'un peuple, soudain, et pour un temps indéterminé, existe, là où il a décidé de se rassembler.

Sans mouvement communiste, pas de communisme. Le soulèvement populaire dont nous parlons est manifestement sans parti, sans organisation hégémonique, sans dirigeant reconnu. Il sera toujours temps de mesurer si cette caractéristique est une force ou une faiblesse. C'est en tout cas ce qui fait qu'il a, sous une forme très pure, sans doute la plus pure depuis la Commune de Paris, tous les traits de ce qu'il faut appeler un communisme de mouvement. "Communisme" veut dire ici : création en commun du destin collectif. Ce "commun" a deux traits particuliers. D'abord, il est générique, représentant, en un lieu, de l'humanité toute entière. Dans ce lieu, il y a toutes les sortes de gens dont un peuple se compose, toute parole est entendue, toute proposition examinée, toute difficulté traitée pour ce qu'elle est. Ensuite, il surmonte toutes les grandes contradictions dont l'Etat prétend que lui seul peut les gérer sans jamais les dépasser : entre intellectuels et manuels, entre hommes et femmes, entre pauvres et riches, entre musulmans et coptes, entre gens de la province et gens de la capitale…

Des milliers de possibilités neuves, concernant ces contradictions, surgissent à tout instant, auxquelles l'Etat – tout Etat – est entièrement aveugle. On voit des jeune femmes médecin venues de province soigner les blessés dormir au milieu d'un cercle de farouches jeunes hommes, et elles sont plus tranquilles qu'elles ne le furent jamais, elles savent que nul ne touchera un bout de leurs cheveux. On voit aussi bien une organisation d'ingénieurs s'adresser aux jeunes banlieusards pour les supplier de tenir la place, de protéger le mouvement par leur énergie au combat. On voit encore un rang de chrétiens faire le guet, debouts, pour veiller sur les musulmans courbés dans leur prière. On voit les commerçants nourrir les chômeurs et les pauvres. On voit chacun parler à ses voisins inconnus. On lit mille pancartes où la vie de chacun se mêle sans hiatus à la grande Histoire de tous. L'ensemble de ces situations, de ces inventions, constituent le communisme de mouvement. Voici deux siècles que le problème politique unique est celui-ci : comment établir dans la durée les inventions du communisme de mouvement ? Et l'unique énoncé réactionnaire demeure : "cela est impossible, voire nuisible. Confions-nous à l'Etat". Gloire aux peuples tunisiens et égyptiens qui nous rappellent au vrai et unique devoir politique : face à l'Etat, la fidélité organisée au communisme de mouvement.

Nous ne voulons pas la guerre, mais nous n'en avons pas peur. On a partout parlé du calme pacifique des manifestations gigantesques, et on a lié ce calme à l'idéal de démocratie élective qu'on prêtait au mouvement. Constatons cependant qu'il y a eu des morts par centaines, et qu'il y en a encore chaque jour. Dans bien des cas, ces morts ont été des combattants et des martyrs de l'initiative, puis de la protection du mouvement lui-même. Les lieux politiques et symboliques du soulèvement ont dû être gardés au prix de combats féroces contre les miliciens et les polices des régimes menacés. Et là, qui a payé de sa personne, sinon les jeunes issus des populations les plus pauvres ? Que les "classes moyennes", dont notre inespérée Michèle Alliot-Marie a dit que l'aboutissement démocratique de la séquence en cours dépendait d'elles et d'elles seules, se souviennent qu'au moment crucial, la durée du soulèvement n'a été garantie que par l'engagement sans restriction de détachements populaires. La violence défensive est inévitable. Elle se poursuit du reste, dans des conditions difficiles, en Tunisie, après qu'on ait renvoyé à leur misère les jeunes activistes provinciaux.

Peut-on sérieusement penser que ces innombrables initiatives et ces sacrifices cruels n'ont pour but fondamental que de conduire les gens à "choisir" entre Souleiman et El Baradei, comme chez nous on se résigne piteusement à arbitrer entre MM. Sarkozy et Strauss-Kahn ? Telle serait l'unique leçon de ce splendide épisode ?

Non, mille fois non ! Les peuples tunisiens et égyptiens nous disent : se soulever, construire le lieu public du communisme de mouvement, le défendre par tous les moyens en y inventant les étapes successives de l'action, tel est le réel de la politique populaire d'émancipation. Il n'y a certes pas que les Etats des pays arabes qui soient anti-populaires et, sur le fond, élections ou pas, illégitimes. Quel qu'en soit le devenir, les soulèvements tunisiens et égyptiens ont une signification universelle. Ils prescrivent des possibilités neuves dont la valeur est internationale.

Alain Badiou, philosophe