lundi 17 novembre 2008

Telle une immense draperie ondulante, cette aurore boréale serpente lentement dans le ciel glacé de l’Alaska. Magique, sa lumière froide semble jouer avec les flammes du brasier allumé en plein vent. Ce spectaculaire phénomène atmosphérique, appelé aurore boréale dans l’hémisphère Nord et aurore australe dans l’hémisphère Sud, est caractérisé par des ondulations extrêmement colorées dans le ciel nocturne, le vert et le rouge étant prédominants. Provoquées par l’interaction entre les particules chargées du vent solaire et la haute atmosphère, les aurores se produisent principalement dans les régions proches des pôles, entre 65 et 75 ° de latitude. (Chris Madeley/Science Photo Library/Cosmos)


Jaillissant des flots comme un volcan vivant, cette baleine à bosse est en train de se régaler de centaines de poissons, d’abord encerclés par elle dans un cylindre de bulles sous-marines, puis gobés en une seule remontée. Un cliché magnifique rendu possible par l’extrême sociabilité de ces animaux, aussi joyeux que joueurs et peu craintifs, ce qui les rend évidemment très vulnérables. Rien qu’au cours du XXe siècle, 200 000 d’entre eux auraient été massacrés. Un carnage interdit depuis 1966 : de 20 000 individus en 1986, la population de ces mégaptères serait aujourd’hui repassée à 35 000. Pour le plus grand bonheur de ceux, nombreux, qui rêvent un jour d’en voir un. (Duncan Murrell/Biosphoto)

Bagarre au Saint-Sépulcre - Une scène qui n’a rien d’inhabituel, hélas ! Occupé nuit et jour depuis 1752 par les représentants de cinq Eglises chrétiennes (Grecs, Arméniens, Syriaques, Coptes orthodoxes, ainsi que catholiques latins), ce sanctuaire qui abrita (durant deux nuits seulement) le corps martyrisé de Jésus-Christ est régulièrement profané par ce genre d’affrontements, incroyablement haineux et violents, entre les différentes confessions d’une même religion. Cette fois-ci, l’armée israélienne a dû intervenir, pour éviter que le sang ne coule. Mais aussi pour protéger ce lieu saint entre tous, ainsi que la loi de 1967 lui en fait obligation. (Ammar Awad/Reuters)
A la limite du point de rupture, ce train chargé de pèlerins sunnites se prépare à quitter la gare de Multan, la sixième ville du Pakistan, dans la région du Pendjab. Par centaines de milliers, ces hommes et ces femmes se sont rendus dans la région pendant trois jours, à l’occasion d’une fête religieuse annuelle extrêmement populaire. Une fois la dernière prière dite, dans l’après-midi de dimanche dernier, la gare a été littéralement prise d’assaut, et le moindre espace disponible occupé. A l’intérieur des wagons, se déplacer tient du miracle. Plus question de monter ou de descendre. A petite vitesse, le voyage du retour promet d’être long et pénible. (Khalid Tanveer/AP Photo)


Cette photo ne doit rien au hasard. Minutieusement scénarisée par un commando de marines en charge du déminage de l’Afghanistan, elle sera probablement bientôt transformée en poster de recrutement pour l’armée américaine. Car les deux soldats au centre sont en train de procéder à une cérémonie de réengagement, pour trois ans, avec un bonus de 5000 dollars à la clé. Et s’ils ne paraissent guère paniqués par l’explosion du fond, c’est parce qu’ils l’ont commandée à distance, en amassant une partie des 30 kilos d’explosifs que leur commando découvre chaque jour, dissimulés dans les sables afghans par l’armée russe sous forme de mines, de grenades ou d’obus de mortier. (Samuel Morse/Sipa)

Appeler un Noir un Noir

Chronique de la médiatrice

par Véronique Maurus

LE MONDE 15.11.08


L'élection de Barack Obama a un avantage annexe, appréciable pour les médiateurs : on peut enfin écrire Noir, même dans un sous-titre de première page, comme dans Le Monde du 6 novembre ("... le vainqueur démocrate, premier Noir à accéder à la Maison Blanche"), sans recevoir une volée de messages criant au racisme. Ce jour-là, le terme a été utilisé 21 fois, idem le lendemain. Pas un reproche. Au contraire, des courriels ravis de notre couverture très complète de cette élection. C'est nouveau : jusque-là, mentionner la couleur de la peau, les racines ethniques ou religieuses d'une personne était tabou.

Il est vrai qu'il s'agit des Etats-Unis. Dans une page Focus du 26 août - "Pourquoi le métis Obama se définit comme un Noir" -, notre correspondant Sylvain Cypel a longuement expliqué que le mot "race", de ce côté de l'Atlantique, n'a pas le sens péjoratif qu'il a en Europe depuis la seconde guerre mondiale. Il désigne simplement un groupe humain, choisi par chaque citoyen, lors du recensement. Depuis 2000, un individu peut cocher plusieurs cases (par exemple "Hispanique" et "Noir") ou une seule, comme Obama, signifiant ainsi la communauté à laquelle il s'assimile. Une minorité (2,5 %) d'Américains se déclarent métis - en cochant deux races ou plus. "On ne dit pas le candidat métis, mais noir, car lui-même se revendique comme tel. C'est une culture politique", ajoute notre correspondant.
Cette approche décomplexée (de fraîche date il est vrai) n'a pas encore gagné la France. Durant toute la campagne américaine, nos correspondants se sont ainsi plaints du racisme sous-jacent de nos articles. "Je n'en peux plus de lire des précisions de couleur quand il s'agit de "noir (e)", écrivait par exemple Ana Chavanat (courriel). Hier une écrivaine "noire américaine", aujourd'hui "une députée noire et quatre sénatrices d'origine maghrébine"." Ce message faisait référence à deux articles : un portrait de l'écrivaine Maya Angelou (grande figure de la communauté noire américaine, amie de Malcolm X et de Martin Luther King) et une enquête intitulée "Où est l'Obama français ?" qui soulignait la faible diversité ethnique de la représentation nationale, en France. Dans les deux cas, le contexte justifiait l'usage du mot "noir (e)".
"J'ai été très étonnée, soulignait également Marcelle Espejo (courriel), de découvrir (...) qu'on identifie le père du sénateur McCain comme étant un "amiral en chef", alors que le père du sénateur Obama est un "Noir kényan". Sans doute l'origine ethnique de M. Obama suffit-elle pour situer sa carrière professionnelle... De même, la mère d'Obama est une "Blanche américaine", alors qu'on ne mentionne pas la couleur de la peau de la mère de Mc Cain, sans doute parce qu'elle n'est ni noire, ni latino, ni..., etc. Je suis très inquiète de voir ce dérapage dans les pages du Monde."
Les deux encadrés auxquels se référait notre lectrice résumaient en quelques lignes le parcours des deux candidats. Les précisions, qui auraient été choquantes dans un autre contexte, ne l'étaient pas dans ce cadre. L'origine de Barack Obama, Afro-Américain né d'un couple mixte, a eu, de fait, un poids non négligeable dans la bataille électorale - comme le fait que John McCain est le fils d'un amiral.
Où commence la discrimination, où finit le politiquement correct ? Le problème n'est pas neuf. Il est même un casse-tête pour les médiateurs. Rien, en effet, dans les chartes de déontologie n'interdit de préciser la couleur de peau, l'origine ethnique, la religion ou l'orientation sexuelle d'une personne, à condition que ces détails soient pertinents dans le contexte - ou que l'intéressé s'en prévale. Le Livre de style du Monde, ajoute, au chapitre Préjugé (s) : "Les rédacteurs s'interdisent d'utiliser toute formule ou tout cliché exprimant du sexisme ("une charmante greffière"), du racisme ("une cruauté tout orientale") ou du mépris social ("fils d'un modeste instituteur")."
Dans ce domaine, la faute s'apprécie au cas par cas et la maladresse n'est pas la moindre. Prenons deux exemples. D'abord une nécrologie du conseiller d'Etat Guy Braibant qui mentionnait "sa mère, une juive d'origine égyptienne". "Cette formulation laisse une impression de malaise, relève M. Lemesle (Maisons-Laffitte, Yvelines). Qu'est-ce que votre journal veut prouver ?" Cette précision, explique l'auteur de l'article, éclairait les liens de M. Braibant avec son cousin Henri Curiel, une figure de l'anticolonialisme, assassiné à Paris en 1978, qui l'avait profondément marqué.
Autre exemple, un portrait de la comédienne Marina Foïs. "Vous écrivez : "mère juive, père sarde", note Steven Lérys (Neuilly, Hauts-de-Seine). Je vous rappelle que le judaïsme est une religion, pas une nationalité." La remarque dans ce cas est justifiée, même si la formulation exacte - "Parents soixante-huitards, mère juive et psy, père sarde, chercheur en physique" - venait de la comédienne elle-même et visait à souligner la diversité culturelle dont elle est issue, plaide l'auteur de l'article. L'erreur, ici, relève de la maladresse et non du sous-entendu malsain. Mais elle doit, bien entendu, être évitée.
C'est de moins en moins facile. Le politiquement correct et les crispations identitaires progressant (avec le malaise de la société ?), la liste des termes tabous s'allonge, contraignant les rédacteurs à des périphrases de plus en plus artificielles : "minorités visibles", "jeunes de la diversité" ou "issus de l'immigration", etc. "Musulman" fait partie des termes sensibles, idem pour "Kabyle" - "Depuis plus d'un siècle, la Kabylie désigne une partie intégrante de l'Algérie !", proteste Luc Thiebaut (Dijon). "Jeune" lui-même devient suspect, car synonyme de voyou issu des banlieues - vérification faite, ce n'est heureusement pas le cas dans nos pages.
Depuis peu c'est au tour du mot : "9-3". Après la publication d'un article intitulé "Dans le "9-3", beaucoup d'ascenseurs, pas de formation", un lecteur habitant Le Raincy (Seine-Saint-Denis) écrit : "Les habitants de ce département se considèrent comme stigmatisés par le comportement des médias. Le mot nègre est banni, mais nous, on continue à nous traiter de "9-3", comme si c'était une nouvelle forme de langage." Vivement l'effet Obama !

Véronique Maurus

Article paru dans l'édition du 16.11.08.

dimanche 9 novembre 2008

Barack Obama, la nouvelle icône des politiques

Chronique
par Michel Noblecourt

LE MONDE 07.11.08 13h55
A droite comme à gauche, les politiques se sont livrés à un concours de superlatifs pour saluer l'élection de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis. A l'aube du 5 novembre, Nicolas Sarkozy, après avoir cherché en vain à téléphoner au président élu, l'a félicité par écrit pour sa "victoire brillante". Et le Parti socialiste a jeté la rancune à la rivière. Le 25 juillet, quand le sénateur de l'Illinois avait fait un saut de puce à Paris, il n'avait vu que M. Sarkozy, qu'il a comparé à une "rock-star". Après avoir boudé le PS, il s'était empressé de recevoir à Londres - suprême vexation -,David Cameron, le chef de l'opposition conservatrice, proche des républicains américains.
Tout à la préparation de leur congrès, les ténors du PS y sont allés de leur couplet. François Hollande s'est félicité de "l'élection si symbolique de Barack Obama", tout en prévenant qu'"il défendra - et c'est son devoir - les Etats-Unis d'Amérique et non pas le monde". Martine Aubry a jugé que "le grand peuple américain a réalisé le formidable rêve de Martin Luther King en portant un homme noir" à la Maison Blanche. "Une merveilleuse nouvelle", a renchéri Benoît Hamon, au nom de l'aile gauche du PS, voyant en M. Obama "l'anti-Sarkozy". Même la communiste Marie-George Buffet y est allée de son compliment.
Pour saluer cette "victoire symbolique majeure contre le racisme" sans paraître se compromettre avec l'horrible Oncle Sam, Olivier Besancenot, l'initiateur du Nouveau Parti anticapitaliste, a eu recours à une dialectique aussi extravagante que rocambolesque : "Nous souhaitons que la liesse populaire ouvre la voie à la résistance face à la politique que va mettre en oeuvre Obama" (sic).
A l'extrême droite, Jean-Marie Le Pen a parlé d'une "victoire conjoncturelle" - "c'est la présidence de Bush qui est condamnée" -, éloignant tout soupçon de racisme par cette étonnante formule : "Ça me choque d'autant moins que la première fois que j'ai été élu député, en 1956, mon deuxième de liste était un Noir" (sic). Seule (petite) fausse note à droite, Hervé Mariton, député UMP de la Drôme, a affiché sur Canal+ sa préférence pour le républicain John McCain.
En rangs serrés derrière François Fillon, les ministres ont chanté les louanges de la nouvelle icône. Même la très catholique Christine Boutin, ministre du logement et de la ville, est restée dans le choeur. La présidente du Forum des républicains sociaux, opposée, comme la colistière de M. McCain, à l'avortement et au mariage gay, aurait pu "voter" Sarah Palin au nom de leur commun attachement au "dividende universel", ce revenu unique versé à tous les citoyens "du berceau à la tombe" sans conditions de ressources, pratiqué par l'Alaska depuis 1976. Mais Mme Palin défend la vente libre des armes. Vive Obama !
Cette empathie unanime pour M. Obama rappelle l'hostilité unanime contre George W. Bush. Le 12 septembre 2006, M. Sarkozy avait rompu ce consensus en faisant des pieds et des mains pour être reçu, photo à l'appui, par M. Bush. Dans un pamphlet intitulé L'Inquiétante Rupture tranquille de M. Sarkozy et coordonné par Eric Besson, le PS avait fustigé l'"extravagant voyage du ministre de l'intérieur" - qui avait vu, pour la première fois, son "copain" Obama -, "le spectacle d'un candidat à la présidentielle supposé issu de la famille gaulliste quémandant un rendez-vous dans un bureau attenant à celui du président des Etats-Unis" pour y critiquer l'"arrogance de son pays". Depuis M. Besson est secrétaire d'Etat. M. Sarkozy a resserré les liens avec M. Bush, bénéficiant sur la scène internationale de son agonie politique. Le voilà confronté à une icône qui risque de faire de l'ombre à son aura médiatique.
Courriel : noblecourt@lemonde.fr.

Michel Noblecourt

Article paru dans l'édition du 08.11.08.

Obama, une leçon pour les gauches d'Europe

Point de vue
par Isabelle Ferreras
LE MONDE 07.11.08 13h59 • Mis à jour le 07.11.08 13h59

Durant ces trente dernières années, la gauche européenne s'interrogeait : que diable faisaient les progressistes américains ? Où étaient-ils passés ? La question avait le don de rassurer. Car tout allait beaucoup mieux sur le Vieux Continent. Un continent européen qui, lui, avait de "vraies traditions" ouvrières, socialistes, solidement ancrées, contrairement à ce pauvre Nouveau Monde qui n'avait jamais lu Marx jusqu'au bout... Et la gauche européenne de se trouver toute réconfortée de porter ici ou là ses partis au pouvoir, de voir ses organisations syndicales tolérées... Et si l'histoire était plus complexe, et un rien moins charmante que cela pour la gauche du Vieux Continent ? Et si la scène politique américaine nourrissait la réflexion des gauches d'Europe ?
Que s'est-il passé aux Etats-Unis ? Après la Grande Dépression des années 1930, l'idée que l'Etat doit jouer un rôle crucial dans le fait de construire une économie saine s'est imposée. Le compromis social-démocrate, comme l'appellent les Européens, fondé sur la doctrine économique keynésienne, justifie alors une imposition au niveau de l'Etat fédéral américain, des dépenses publiques et une fonction redistributive fortes. Ce rôle-clé de l'Etat s'impose entre autres grâce à la mise en œuvre, avec succès, du New Deal de Franklin Roosevelt entre 1933 et 1936.
Cette période dramatique marque profondément les esprits de la droite américaine. Celle-ci se lance dans la bataille des idées, et débute un travail intellectuel et militant de plusieurs décennies qui engendrera la fondation de l'American Enterprise Institute (1943) avant celles des Heritage Foundation (1973) et Cato Institute (1977). Une pyramide de think tanks de droite, promouvant l'idée du "gouvernement limité", des libertés individuelles avant tout, de la liberté d'entreprendre sans entrave et du nationalisme américain couplé à une défense nationale "agressive".
Ces think tanks régressistes travaillent au corps le personnel politique républicain et son électorat par des relais médiatiques de plus en plus solides et contribuent aux succès électoraux du parti républicain, de Ronald Reagan à George W. Bush. Si la gauche américaine entame une longue traversée du désert au début des années 1970, c'est que les efforts entamés par ses adversaires trois décennies plus tôt portent leurs fruits. La contre-offensive idéologique menée par l'alliance des néolibéraux et des néoconservateurs est alors devenue trop puissante pour être endiguée.
Le programme du candidat Barack Obama est l'héritier, en miroir, de cette histoire d'hégémonie idéologique. Il y a dix ans, quand il se présente aux électeurs de Chicago, Obama est soutenu par la frange la plus progressiste parmi les démocrates américains. Il défend un agenda opposé au mainstream idéologique de l'époque : sécurité sociale renforcée, investissement public dans l'éducation et la santé, représentation syndicale dans les entreprises entre autres. Certes, aujourd'hui, parlant à toute l'Amérique, son discours s'est quelque peu arrondi. Mais les fondamentaux perdurent : une théorie de la fonction de la puissance publique restaurée dans sa capacité à jouer un rôle redistributif et industriel, à l'opposé de la doctrine de la droite américaine. Il y a huit et quatre ans, les candidats démocrates Al Gore puis John Kerry n'ont jamais osé articuler de tels principes.
Aujourd'hui, les Américains font confiance à Barack Obama pour restaurer l'économie, pas à John McCain. Serait-ce une question d'image ? Un candidat qui saurait dégainer son sourire craquant au bon moment ? Certes cela compte. Mais le retournement de situation provient bien d'un renversement idéologique préparé par la gauche américaine depuis de longues années.
Car que faisait la gauche américaine durant ces décennies d'inquiétude pour la gauche européenne ? Elle tirait les leçons de l'offensive des idées conservatrices. Elle organisait un contexte favorable à l'articulation d'un projet démocrate enfin différent de la copie version allégée du programme républicain. Elle s'attelait progressivement à une tâche titanesque. Elle réorganisait son tissu militant asphyxié entre un parti démocrate droitisé et des taux d'affiliation syndicale en chute libre (de la création d'Association of Community Organisation for Reform Now en 1970 à celle de MoveOn.org en 1998 et de Working America en 2003).
Elle poussait le Parti démocrate vers la gauche dans le contexte difficile d'un système majoritaire (création du New Party en 1992 et du Working Families Party en 1998). Enfin, elle rebâtissait un projet social-démocrate digne de ce nom en démontrant la pertinence de ses propositions au niveau des Etats et en marquant des victoires locales spécifiques (par exemple, la coordination de la qualification professionnelle dans les bassins d'emploi du Wisconsin coordonnée par le Center on Wisconsin Strategy).
Enfin, après le traumatisme de la prise de fonctions de George W. Bush en 2000, alors que la domination des républicains semblait plus inoxydable que jamais, la gauche s'est attelée à formuler sa vision et à rassembler une nouvelle coalition, au-delà des lignes de partage traditionnelles : élus locaux et nationaux, mouvement syndical, mouvement environnemental, églises de toutes confessions, green business leaders, centres de recherche progressistes, mouvements étudiants... Conçu après les attaques du 11 septembre 2001, le projet Apollo Alliance en est l'exemple emblématique.
A l'équation de Bush - terrorisme-destruction de l'environnement-délocalisation de l'emploi industriel -, l'Apollo Alliance a répondu : indépendance vis-à-vis des pays producteurs de pétrole et de terrorisme-sauvegarde de l'environnement et énergies renouvelables-emplois manufacturiers et de service, non délocalisables et syndiqués.
Aujourd'hui, ce n'est pas un hasard si Dan Carol, initiateur de l'Apollo Alliance avec Joel Rogers et Robert Borosage, se trouve être le director of content and issues ("directeur du programme et des enjeux") de la campagne Obama.
La force du candidat démocrate aujourd'hui vient aussi de ce long travail de préparation. Evidemment, la crise financière a accéléré ce travail de maturation. Evidemment, le charisme de Barack et Michelle Obama fait une réelle différence. Mais qui peut dire ce que serait la crédibilité - la capacité à être cru - du candidat démocrate sans ce patient travail de réflexion, de proposition et de coalition des gauches américaines ?
C'est à la gauche européenne de se poser aujourd'hui la question. Car il est à craindre qu'elle se trouve dans le même état de faiblesse idéologique et programmatique que celui dans lequel se trouvait la gauche américaine des années 1970.
Les victoires politiques se préparent sur le long terme. Rassembler ses composantes, articuler une vision cohérente, énoncer des propositions concrètes, ambitieuses et compréhensibles par tous, démontrer son sérieux et son efficacité par des succès locaux : voilà qui a contribué à la victoire attendue aujourd'hui. Et si les gauches d'Europe s'inspiraient, une fois n'est pas coutume, des Etats-Unis...

Isabelle Ferreras est professeur à l'Université catholique de Louvain, senior research associate, Labor and Worklife Program, Harvard Law School.

Article paru dans l'édition du 08.11.08.

Les historiens n'ont pas le monopole de la mémoire

Point de vue

par Catherine Coquery-Vidrovitch, Gilles Manceron et Gérard Noiriel

LE MONDE 07.11.08 13h59

Un débat ouvert dans Le Monde par les articles de Pierre Nora et Christiane Taubira (les 10 et 16 octobre) ne peut se réduire à une opposition entre historiens et politiques, car il divise aussi les historiens. Dès mars 2005, nous avons réagi contre la loi du 23 février qui invitait les enseignants à montrer le "rôle positif" de la colonisation, mais nous n'avons pas signé la pétition "Liberté pour l'Histoire" publiée neuf mois plus tard dans Libération. Nous ne pouvions pas accepter que la "loi Gayssot" (pénalisant les propos contestant l'existence des crimes contre l'humanité), la "loi Taubira" (reconnaissant la traite et l'esclavage en tant que "crimes contre l'humanité") et la loi portant sur la reconnaissance du génocide arménien de 1915 soient mises sur le même plan qu'un texte faisant l'apologie de la colonisation, et cela au nom de la "liberté de l'historien".
Nous l'acceptions d'autant moins que cet appel ne posait pas dans toute sa généralité la question du rôle de la loi par rapport à l'histoire, laissant notamment de côté d'autres "lois mémorielles" comme celle de 1999 substituant l'expression "guerre d'Algérie" à "opérations en Afrique du Nord". L'appel de Blois lancé récemment par les promoteurs de la pétition "Liberté pour l'Histoire" n'aborde pas, lui non plus, la question des rapports entre la loi, la mémoire et l'Histoire, sur des bases pertinentes. Contrairement à ce qu'affirme ce texte, nous ne pensons pas qu'il existerait en France, ou en Europe, une menace sérieuse contre la liberté des historiens.
Cet appel se trompe de cible quand il présente la décision-cadre adoptée le 21 avril 2007 par le conseil des ministres de la justice de l'Union européenne comme un risque de "censure intellectuelle" qui réclamerait leur mobilisation urgente. Ce texte demande aux Etats qui ne l'ont pas déjà fait de punir l'incitation publique à la violence ou à la haine visant un groupe de personnes donné, de réprimer l'apologie, la négation ou la banalisation des crimes de génocide et des crimes de guerre, mesures que la France a déjà intégrées dans son droit interne par les lois de 1990 et de 1972.
Il ne nous paraît pas raisonnable de laisser croire à l'opinion que des historiens travaillant de bonne foi à partir des sources disponibles, avec les méthodes propres à leur discipline, puissent être condamnés en application de cette directive pour leur manière de qualifier, ou non, tel ou tel massacre ou crime de l'Histoire. Pour la Cour européenne, "la recherche de la vérité historique fait partie intégrante de la liberté d'expression". La décision-cadre précise qu'elle respecte les droits fondamentaux reconnus par la Convention européenne des droits de l'homme, notamment ses articles 10 et 11, et n'amène pas les Etats à modifier leurs règles constitutionnelles sur la liberté d'expression.
LES "REPENTANTS"
En agitant le spectre d'une "victimisation généralisée du passé", l'appel de Blois occulte le véritable risque qui guette les historiens, celui de mal répondre aux enjeux de leur époque et de ne pas réagir avec suffisamment de force aux instrumentalisations du passé. Nous déplorons également la croisade que ce texte mène contre un ennemi imaginaire, les "Repentants", qui seraient obsédés par la "mise en accusation et la disqualification radicale de la France". L'Histoire, nous dit-on, ne doit pas s'écrire sous la dictée des mémoires concurrentes. Certes. Mais ces mémoires existent, et nul ne peut ordonner qu'elles se taisent. Le réveil parfois désordonné des mémoires blessées n'est souvent que la conséquence des lacunes ou des faiblesses de l'histoire savante et de l'absence d'une parole publique sur les pages troubles du passé.
Dans un Etat libre, il va de soi que nulle autorité politique ne doit définir la vérité historique. Mais les élus de la nation et, au-delà, l'ensemble des citoyens ont leur mot à dire sur les enjeux de mémoire. Défendre l'autonomie de la recherche historique ne signifie nullement que la mémoire collective soit la propriété des historiens. Il n'est donc pas illégitime que les institutions de la République se prononcent sur certaines de ces pages essentielles refoulées qui font retour dans son présent.
En tant que citoyens, nous estimons que la loi reconnaissant le génocide des Arméniens - heureusement non prolongée, à ce jour, par une pénalisation de sa négation - et celle reconnaissant l'esclavage comme un crime contre l'humanité sont des actes forts de nos institutions sur lesquels il ne s'agit pas de revenir.
Catherine Coquery-Vidrovitch, Gilles Manceron et Gérard Noiriel sont historiens et membres du Comité de vigilance sur les usages publics de l'histoire (CVUH).
Article paru dans l'édition du 08.11.08.

vendredi 7 novembre 2008

Après l'euphorie

Edito du Monde

LE MONDE
06.11.08 12h48 • Mis à jour le 06.11.08 12h48
L'élection de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis a provoqué dans le monde entier, ou presque, une inflation de superlatifs : l'événement du siècle, pour les uns, l'espoir d'un nouveau commencement, pour d'autres, ou encore l'avènement d'un candidat de type nouveau, du vrai premier président du XXIe siècle ! Il y a du vrai dans toutes ces hyperboles. Dans l'arrivée du premier Noir à la Maison Blanche, le symbole est essentiel pour changer une image de l'Amérique ternie par huit ans de présidence Bush. Mais cette euphorie porte en elle-même le risque de la déception. Barack Obama en est conscient, qui a insisté dans son discours de Chicago sur les difficultés qui attendent tous les Américains et sur le long chemin à parcourir avant de vaincre trois grands défis : deux guerres, au Moyen-Orient et en Asie, et les conséquences économico-sociales de la crise financière.
C'est vrai pour la politique intérieure américaine. Les minorités et les Noirs vont se sentir mieux représentés, mais M. Obama devra se garder d'apparaître comme le président de la communauté de couleur, de même qu'il a pris grand soin pendant la campagne de ne pas être le candidat des Noirs. En refusant de mettre en avant, par exemple, la discrimination positive, il devra faire attention à ne pas apparaître comme un "traître" à sa communauté.
En politique étrangère, la situation n'est pas très différente. L'unilatéralisme qui a servi de doctrine diplomatique à George W. Bush cédera la place à une attention plus grande portée aux avis des partenaires. Mais, en dernière analyse, ce sont les intérêts strictement américains qui dicteront la conduite du président Obama. Ceux qui, aujourd'hui, entonnent sans discernement ses louanges pourraient être les premiers à déchanter. En Afghanistan, le nouveau président réclamera plus de troupes à ses alliés. Il soutiendra le rapprochement de l'Ukraine et de la Géorgie avec l'OTAN, quitte à irriter les Russes et à mettre dans l'embarras les Européens. On pourrait aussi ajouter les tentations protectionnistes renforcées par la crise économique.
Le temps n'est pas encore venu de brûler ce qu'on vient d'adorer. Les dernières années ont été si difficiles que la situation ne peut que s'améliorer. Mais des attentes excessives conduiraient inévitablement à de regrettables déconvenues. L'heure est à l'optimisme raisonné.

Article paru dans l'édition du 07.11.08.

L'homme qu'il faut

Editorial
par Eric Fottorino
LE MONDE 05.11.08 11h02 • Mis à jour le 05.11.08 13h43

D'abord il faut écrire ces mots en toutes lettres. Les lire lentement à haute voix pour mesurer l'ampleur de la nouvelle, sa charge d'histoire et d'émotion : le peuple américain vient d'élire à la Maison Blanche un homme à la peau noire. Quelle intelligence, quelle maestria, quel sang-froid aussi a-t-il fallu à Barack Obama pour enlever un scrutin qui, rappelons-le, était tout sauf acquis, si l'on se reporte moins d'un an en arrière. Combien d'écueils évités, de pesanteurs et de préjugés vaincus, avant de donner par sa victoire un puissant signal d'optimisme à l'Amérique et au reste du monde. Obama a fait coïncider l'espoir avec le noir. Sans que jamais, et ce fut sa virtuosité, il apparaisse comme le candidat d'une communauté.
Mêlant sa jeunesse à la sagesse qui n'a pas d'âge, le sénateur de l'Illinois a su dépasser les fractures originelles d'une nation née dans l'esclavage et la ségrégation pour la rattacher à son idéal fondateur, le fameux "E pluribus unum" : faire un seul de plusieurs; considérer que la multitude des origines n'empêche pas le partage d'une aspiration commune.
Président postracial? Oui, et surtout légitime pour se faire entendre sur les deux berges de cette cicatrice mal refermée entre Noirs et Blancs, ce passé "qui n'est même pas passé" comme il l'a déclaré, citant Faulkner, dans son exceptionnel discours de Philadelphie, le 18 mars, où s'est imposée sa quête forcenée et pourtant si calme, si sûre, d'une "Union plus parfaite".
Pour vaincre, il devait convaincre.
Barack Obama l'a fait en racontant une histoire "qui n'aurait été possible dans aucun autre pays du monde" ; son histoire métisse qui plonge ses racines en Afrique et en Asie. Un père Kényan (et non descendant d'esclave), une grand-mère paternelle vivant sur les bords du lac Victoria, une aïeule maternelle blanche, décédée la veille de son sacre, pleine d'amour et de préventions raciales, craignant les Noirs autant que l'ancien mentor d'Obama, le révérend Wright, pouvait fustiger les Blancs.
Le nouveau président a transcendé les tensions pour atteindre l'essentiel : placer dans une seule balance rancœurs noires et inquiétudes blanches, les unir dans un même dessein de justice. Il est ainsi le premier à s'affranchir d'une lourde et longue chaîne qui va des premiers esclaves bâtisseurs du Capitole au mouvement des droits civiques. De Martin Luther King à Malcolm X, de Rosa Parks (jadis verbalisée pour n'avoir pas cédé sa place à un Blanc dans un bus en Alabama), à Condy Rice ou à Colin Powell propulsés vers les sommets de l'Etat.
"Avant même d'être élu, Obama a fait plus pour la cause noire dans le monde que Martin Luther King", a pu déclarer ces jours-ci en privé un chef d'Etat Africain. "Ce sera d'abord un président américain", a jugé un autre. Parfait résumé de la scène qui va se jouer maintenant : les Etats-Unis ont en effet choisi un Américain qui défendra le leadership et les intérêts américains – jusqu'au protectionnisme –, et nul doute que des millions de Noirs se sentiront désormais plus américains qu'ils ne l'étaient avant, sans que des millions de Blancs s'en trouvent lésés.
"America is back", avait claironné Ronald Reagan en 1980. "America is black", nous dit aujourd'hui la plus grande puissance de la planète, une puissance meurtrie par ses guerres sans fin, par son image défaite, par la haine inouïe et insupportable qu'a pu susciter l'administration sortante, son repli sur soi, son manichéisme et ses réflexes anachroniques aux relents de guerre froide.
Après avoir par deux fois élu George W. Bush, dans un virage incroyable d'audace, de dynamisme et de foi en ses propres ressources, l'Amérique met ainsi un terme à sa révolution conservatrice faite de dérégulation et de loi sauvage du marché, achevée dans la crise des subprimes et l'écroulement du système financier. Grâce à son charisme et à sa lucidité, Obama s'impose ainsi comme l'homme du moment, l'homme du maintenant de l'Amérique, rejetant brutalement dans un hier sombre le président sortant et John McCain, qui prétendait lui succéder.
Voilà la chance de ce pays, et celle de ses partenaires. Celle aussi de ses ennemis, à commencer par l'islamisme armé qui s'est nourri d'une idéologie bushiste belliqueuse, de ses slogans répulsifs sur l'"axe du Mal", de ses pratiques indignes d'une démocratie, de Guantanamo à Abou Ghraib. Après Bush enfermé dans ses certitudes démenties par la réalité, Obama offre au monde un autre visage, en même temps qu'à l'Amérique l'occasion tant espérée de se regarder en face, dans un respect retrouvé de soi, de ses valeurs et de ses institutions politiques.
"Obama va régénérer la marque Amérique comme Jean Paul II a relevé la marque papauté", note avec esprit le commentateur Andrew Sullivan. De l'avis de Jean-David Levitte, conseiller diplomatique de Nicolas Sarkozy et excellent connaisseur des Etats-Unis, où il représenta longtemps la France, le nouveau président "ne porte pas une vision différente du monde. Il s'est construit seul et ne doit rien à personne".
Ayant forgé lui-même ce qu'il est, son message et son programme, "il n'est pas marqué par une idéologie démocrate" qui viendrait se substituer à la précédente.
Le maître mot qui vient au sujet de Barack Obama, c'est son pragmatisme. Sans doute sera-t-il plus coopératif avec ses alliés, adepte du softpower, plus enclin à chercher le dialogue là où il a cessé, comme en Iran. "Mais son multilatéralisme n'ira pas très loin, prévient Hubert Védrine, l'ancien ministre des affaires étrangères du gouvernement Jospin. Jamais il ne fera dépendre la politique des Etats Unis d'une réunion à l'ONU." Entouré des équipes diplomatiques de Bill Clinton1 (1992-1996), Obama a inversé les rôles face à McCain. Il a paru mettre l'expérience de son côté. Et c'est son rival qui est devenu au fil des jours le candidat inquiétant, peu sûr de lui. Par son slogan "le changement crédible" ("change we can believe in"), le nouveau président a annoncé la couleur : il fera son possible, tout ce qui peut réussir pour réduire les injustices, éduquer, soigner, aider les gens à se loger, à trouver un emploi, dans une approche où l'Etat joue son rôle sans pour autant révoquer l'économie de marché.
Obama est un "possibiliste". S'il est juste de le comparer à John Kennedy, ("un réaliste brillamment déguisé en romantique"), il faut ajouter aussitôt qu'il est l'homme de son époque, le mieux en phase assurément pour plonger l'Amérique dans le bain multipolaire de ce XXIe siècle.
Sur chaque dossier ou presque, hormis l'idée directrice consistant à s'affranchir au plus vite de l'héritage Bush, Barack Obama s'en est tenu à de grandes orientations, comptant sur ses facultés de compréhension rapide pour prendre les décisions appropriées.
Porté au pouvoir sans doctrine véritablement établie, le voilà chargé du rêve américain, ouvert et souriant, préférant le calme au drame, la raison à l'excès. Il est l'homme qu'il faut. A lui d'inscrire ce moment dans la marche du temps.
Eric Fottorino

Evangelical foreign policy is over

By Andrew J. Bacevich
The Boston Global, November 6, 2008

WITH Barack Obama's election to the presidency, the evangelical moment in US foreign policy has come to an end. The United States remains a nation of believers, with Christianity the tradition to which most Americans adhere. Yet the religious sensibility informing American statecraft will no longer find expression in an urge to launch crusades against evil-doers.
Like our current president, Obama is a professed Christian. Yet whereas George W. Bush once identified Jesus Christ himself as his favorite philosopher, the president-elect is an admirer of Reinhold Niebuhr, the renowned Protestant theologian.
Faced with difficult problems, conservative evangelicals ask WWJD: What would Jesus do? We are now entering an era in which the occupant of the Oval Office will consider a different question: What would Reinhold do?
During the middle third of the last century, Niebuhr thought deeply about the complexities, moral and otherwise, of international politics. Although an eminently quotable writer, his insights do not easily reduce to a sound-bite or bumper sticker.
At the root of Niebuhr's thinking lies an appreciation of original sin, which he views as indelible and omnipresent. In a fallen world, power is necessary, otherwise we lie open to the assaults of the predatory. Yet since we too number among the fallen, our own professions of innocence and altruism are necessarily suspect. Power, wrote Niebuhr, "cannot be wielded without guilt, since it is never transcendent over interest." Therefore, any nation wielding great power but lacking self-awareness - never an American strong suit - poses an imminent risk not only to others but to itself.
Here lies the statesman's dilemma: You're damned if you do and damned if you don't. To refrain from resisting evil for fear of violating God's laws is irresponsible. Yet for the powerful to pretend to interpret God's will qualifies as presumptuous. To avert evil, action is imperative; so too is self-restraint. Even worthy causes pursued blindly yield morally problematic results.
Niebuhr specialized in precise distinctions. He supported US intervention in World War II - and condemned the bombing of Hiroshima and Nagasaki that ended that war. After 1945, Niebuhr believed it just and necessary to contain the Soviet Union. Yet he forcefully opposed US intervention in Vietnam.
The vast claims of Bush's second inaugural - with the president discerning history's "visible direction, set by liberty and the Author of Liberty" - would have appalled Niebuhr, precisely because Bush meant exactly what he said. In international politics, true believers are more dangerous than cynics.
Grandiose undertakings produce monstrous byproducts. In the eyes of critics, Abu Ghraib and Guantanamo show that all of Bush's freedom talk is simply a lie. Viewed from a Niebuhrean perspective, they become the predictable if illegitimate offspring of Bush's convictions. Better to forget utopia, leaving it to God to determine history's trajectory.
On the stump, Obama did not sound much like a follower of Niebuhr. Campaigns reward not introspection, but simplistic reassurance: "Yes, we can!" Yet as the dust now settles, we might hope that the victor will sober up and rediscover his Niebuhrean inclinations. Sobriety in this case begins with abrogating what Niebuhr called "our dreams of managing history," triggered by the end of the Cold War and reinforced by Sept. 11. "The course of history," he emphasized, "cannot be coerced."
We've tried having a born-again president intent on eliminating evil. It didn't work. May our next president acknowledge the possibility that, as Niebuhr put it, "the evils against which we contend are frequently the fruits of illusions which are similar to our own." Facing our present predicament requires that we shed illusions about America that would have offended Jesus himself.
Obama has written that he took from reading Niebuhr "the compelling idea that there's serious evil in the world" along with the conviction that evil's persistence should not be "an excuse for cynicism and inaction." Yet Niebuhr also taught him that "we should be humble and modest in our belief we can eliminate those things." As a point of departure for reformulating US foreign policy, we could do a lot worse.
Andrew J. Bacevich, a professor of history and international relations at Boston University, is the author of "The Limits of Power: The End of American Exceptionalism."
© Copyright 2008 Globe Newspaper Company.

mercredi 5 novembre 2008

Un rêve d'Amérique

Edito de Libé 5 nov. 2008

Enfin l’espoir ! De grâce, pour une heure, pour un jour, ne jouons pas les blasés, les prudents, les sceptiques.
Après ce 4 novembre déjà historique, avouons que nous sommes pris, presque tous, d’un sentiment de bonheur. Pour une heure ou pour un jour, laissons parler l’enthousiasme, celui qui déferle sur la planète. Depuis quelques heures, les Américains espèrent ; depuis quelques heures, le monde entier se sent mieux. Le bonheur ? Une idée neuve en Amérique. Il suffit d’imaginer un instant le résultat inverse : un sénateur raide et conservateur flanqué d’une mystique béotienne reconduisant pour quatre ans la politique brutale de George W. Bush. Un cauchemar moral, un film d’horreur politique. Au contraire, les symboles se bousculent dans l’imaginaire de ce jour d’exception. L’idéal d’Abraham Lincoln, le rêve de Martin Luther King, la Nouvelle Frontière de John et Robert Kennedy : quatre espoirs interrompus, quatre prophètes du réel immolés, qui revivent, l’espace d’un moment, par la grâce de ce scrutin. Ce sont les symboles d’une Amérique qui aime l’avenir. Les symboles de l’Amérique qu’on aime.
Il sera temps, demain, de mesurer les difficultés de la tâche, de dissiper les illusions, de disséquer les faiblesses du nouvel élu. On le pressent, il porte plus de promesses qu’il ne peut en satisfaire. Il prendra en charge les intérêts d’un Etat autant que les rêves de ses électeurs. Il devra composer avec les froides réalités de la géopolitique. Il n’est peut-être pas le héros du progressisme que fantasme la gauche française. Il est sans doute plus enclin au compromis et à la manœuvre que ne le pensent la plupart de ses partisans. Mais sa victoire montre que le monde peut changer et, pour une fois, changer en mieux.
Obama peut interrompre le cours de cette révolution conservatrice qui domine le monde depuis l’élection de Ronald Reagan. Enfin, les valeurs de solidarité, d’attention aux faibles, de justice seront représentées à la Maison Blanche. Enfin, on ne va pas essayer de nous faire croire que l’intérêt des milliardaires se confond avec celui du peuple. Enfin, les Américains peuvent espérer une meilleure protection sociale, un contrôle sur Wall Street, des crédits pour la santé, pour l’éducation, pour l’environnement. En un mot, ils peuvent espérer une société plus humaine, qui montre aux autres nations que la justice concrète n’est pas toujours un objectif utopique.
Ensuite parce le vainqueur du 4 novembre est un homme du siècle nouveau. Métis, ancien travailleur social, petit-fils d’une Africaine, Barack Hussein Obama a choisi d’être américain. Son histoire montre que l’identité n’est pas forcément un fait de nature qui enferme les hommes dans leur naissance mais aussi l’adhésion lucide à des principes démocratiques. Avec Obama, c’est un peu du Sud et de sa souffrance qui entre dans la capitale du Nord. Avec Obama, c’est beaucoup de notre monde mélangé qui accède à la plus haute fonction. Tout cela semble candide, virtuel, hypothétique ? Peut-être. Mais pour une heure, pour un jour, il faut essayer d’y croire. Essayer de croire que, pour la première fois, depuis longtemps, le Nouveau Monde peut mériter son nom.

Obamania


Pourquoi Obama

Edito du Monde

LE MONDE 03.11.08 13h40 • Mis à jour le 03.11.08 14h04
Le président que les Américains doivent élire mardi 4 novembre héritera d'un désastre. Huit ans d'administration Bush ont laissé le pays dans un piteux état. A l'extérieur, l'Amérique est plus mal aimée qu'elle ne l'a jamais été : empêtrée dans deux guerres, Irak et Afghanistan, dont on ne voit pas la fin, elle est en mal de crédit moral et politique. A l'intérieur, les Etats-Unis paient au prix fort les ravages d'un libéralisme financier qui a culminé avec la présidence de George W. Bush et se solde par une crise économique majeure. Et si l'Etat-providence a régressé, l'Etat surveillant a, lui, progressé : au nom de la lutte contre le terrorisme, les libertés publiques ont enregistré un recul sans précédent.
Il n'y a pas d'homme providentiel qui puisse réparer pareille situation en quatre ans. Mais, pour amorcer le redressement, le démocrate Barack Obama nous paraît beaucoup mieux placé que le républicain John McCain. Plusieurs raisons à cela. La première tient à l'humeur du pays : l'arrivée d'un Métis de 47 ans à la Maison Blanche serait un signe de confiance de l'Amérique en elle-même, en ses valeurs les plus hautes, en sa capacité à surmonter le drame majeur de son passé - le racisme et l'esclavage. Ce serait déjà beaucoup, et tiendrait lieu d'exemple bien au-delà des Etats-Unis.
Mais il y a plus. A l'intérieur, Barack Obama défend le programme le mieux adapté à la crise de l'économie américaine : renouveau du rôle régulateur de l'Etat ; politique fiscale de nature à combattre une société de plus en plus inégalitaire ; désir de doter les Américains d'une couverture médicale digne de la richesse du pays ; conscience environnementale, enfin, là où l'équipe Bush se refusait à toute remise en cause d'un modèle de consommation. A l'extérieur, un président démocrate ne fera pas de miracle. Mais un Barack Hussein Obama, par sa seule personnalité, serait beaucoup plus en phase avec un monde dont l'Occident n'est plus le centre économique et politique - un monde plus métissé.

En face, John McCain, homme d'expérience longtemps centriste, n'a cessé de se droitiser. Il a fini par défendre ce que le Parti républicain a de plus ultra. Il n'imagine de vaincre qu'en divisant les Américains. Il représente la continuité, quand M. Obama, moins expérimenté, incarne l'espoir.


Article paru dans l'édition du 04.11.08.

The Next President

Editorial

The New York Times : November 4, 2008
This is one of those moments in history when it is worth pausing to reflect on the basic facts:
An American with the name Barack Hussein Obama, the son of a white woman and a black man he barely knew, raised by his grandparents far outside the stream of American power and wealth, has been elected the 44th president of the United States.
Showing extraordinary focus and quiet certainty, Mr. Obama swept away one political presumption after another to defeat first Hillary Clinton, who wanted to be president so badly that she lost her bearings, and then John McCain, who forsook his principles for a campaign built on anger and fear.
His triumph was decisive and sweeping, because he saw what is wrong with this country: the utter failure of government to protect its citizens. He offered a government that does not try to solve every problem but will do those things beyond the power of individual citizens: to regulate the economy fairly, keep the air clean and the food safe, ensure that the sick have access to health care, and educate children to compete in a globalized world.
Mr. Obama spoke candidly of the failure of Republican economic policies that promised to lift all Americans but left so many millions far behind. He committed himself to ending a bloody and pointless war. He promised to restore Americans’ civil liberties and their tattered reputation around the world.
With a message of hope and competence, he drew in legions of voters who had been disengaged and voiceless. The scenes Tuesday night of young men and women, black and white, weeping and cheering in Chicago and New York and in Atlanta’s storied Ebenezer Baptist Church were powerful and deeply moving.
Mr. Obama inherits a terrible legacy. The nation is embroiled in two wars — one of necessity in Afghanistan and one of folly in Iraq. Mr. Obama’s challenge will be to manage an orderly withdrawal from Iraq without igniting new conflicts so the Pentagon can focus its resources on the real front in the war on terror, Afghanistan.
The campaign began with the war as its central focus. By Election Day, Americans were deeply anguished about their futures and the government’s failure to prevent an economic collapse fed by greed and an orgy of deregulation. Mr. Obama will have to move quickly to impose control, coherence, transparency and fairness on the Bush administration’s jumbled bailout plan.
His administration will also have to identify all of the ways that Americans’ basic rights and fundamental values have been violated and rein that dark work back in. Climate change is a global threat, and after years of denial and inaction, this country must take the lead on addressing it. The nation must develop new, cleaner energy technologies, to reduce greenhouse gases and its dependence on foreign oil.
Mr. Obama also will have to rally sensible people to come up with immigration reform consistent with the values of a nation built by immigrants and refugees.
There are many other urgent problems that must be addressed. Tens of millions of Americans lack health insurance, including some of the country’s most vulnerable citizens — children of the working poor. Other Americans can barely pay for their insurance or are in danger of losing it along with their jobs. They must be protected.
Mr. Obama will now need the support of all Americans. Mr. McCain made an elegant concession speech Tuesday night in which he called on his followers not just to honor the vote, but to stand behind Mr. Obama. After a nasty, dispiriting campaign, he seemed on that stage to be the senator we long respected for his service to this country and his willingness to compromise.
That is a start. The nation’s many challenges are beyond the reach of any one man, or any one political party.

samedi 1 novembre 2008

La firme américaine

Edito du Monde

LE MONDE 30.10.08

Oligarchie : régime politique dans lequel la souveraineté appartient à un petit groupe de personnes, à une classe restreinte et privilégiée. Le mot a été remis au goût du jour pour définir le capitalisme de Cosaques qui a fait main basse sur la Russie depuis quelques années. Mais, au fond, les amis de Vladimir Poutine ne se sont-ils pas directement inspirés du modèle américain ?
L'enquête que nous publions aujourd'hui sur Goldman Sachs (pages 18-19) invite à le penser. Elle met en effet en lumière les relations très étroites, presque incestueuses, qui unissent la banque la plus puissante du monde et le pouvoir politique de la première puissance mondiale.
Ainsi, le secrétaire au Trésor n'est autre que l'ancien patron de Goldman Sachs, Henry Paulson. Ses principaux collaborateurs sont, pour la plupart, issus de "GS", à commencer par Neel Kashkari, responsable du gigantesque plan de sauvetage des banques mis en place depuis un mois pour endiguer la crise financière. Et la liste est longue, depuis le président du conseil d'administration de la Fed, la banque centrale américaine, jusqu'à celui de la Banque mondiale.
Certes, ces relations consanguines entre Wall Street et Washington, entre la banque et les cercles du pouvoir, sont aussi anciennes que le capitalisme américain. Certes encore, si les anciens de Goldman Sachs sont si souvent choisis pour occuper des postes névralgiques, c'est tout simplement, plaident-ils, qu'ils sont les meilleurs, moines-soldats de la finance hier, du service public aujourd'hui.
Il n'empêche. Aux Etats-Unis même, et pas seulement chez les concurrents envieux, cette omniprésence des anciens de "GS" suscite l'inquiétude. A juste titre. Comment expliquer autrement que la banque, au cœur de la spéculation folle des dernières années, ait si aisément tiré son épingle du jeu dans la tourmente actuelle ? Comment écarter le soupçon de conflit d'intérêts, dès lors qu'elle est, plus que jamais, juge et partie ? Ajoutons qu'une éventuelle accession de Barack Obama à la Maison Blanche n'y changerait probablement pas grand-chose : les principaux noms cités pour succéder à M. Paulson au Trésor sont, on l'aura compris, ceux de banquiers de Goldman Sachs !

Article paru dans l'édition du 31.10.08.

samedi 20 septembre 2008

Bonnie and Clyde, meurtriers en couple


Anne Fulda
Le Figaro 18/08/2008



Crédits photo : AFP

Fin des années 1920, début des années 1930, l'Amérique en crise suit avec passion l'aventure criminelle de ce jeune couple uni par l'amour.

Une petite serveuse. Une blonde dont les boucles ont des reflets roux. Il y en a mille comme elle. Mille dont le joli minois et la fraîcheur font tourner la tête des hommes. Bonnie Parker n'a rien d'exceptionnel. Ni grande ni petite. Mince, presque frêle. Elle aime la mode et le rouge. Le rouge qui claque. Le rouge passion. C'est une Américaine moyenne. Un peu frivole. Un peu fleur bleue. Presque ordinaire. S'il n'y avait ce regard. Cette détermination dans le regard que l'on remarque sur toutes les photos de l'époque. Avec quelque chose de sauvage aussi, de presque animal au fond des yeux. Issue d'une famille modeste, Bonnie Parker est une jeune fille cultivée. À la high school de Cement City, elle était même une excellente élève. Elle écrit des poèmes. Mais au Marco's Cafe de Dallas, où elle travaille, elle s'ennuie à mourir. Sert des hommes dont le regard s'appesantit parfois sur elle. Et pas uniquement pour commander une bière. Elle les ignore. Elle les méprise. Du haut de son mètre soixante-cinq, Bonnie n'a pas envie de petites histoires médiocres. D'étreintes furtives derrière le comptoir. Elle rêve d'aventure. Se voit en héroïne romantique et, pour remplir ces journées qui s'étirent en longueur sous l'écrasant soleil texan, elle tue le temps en dévorant des revues à l'eau de rose. Non, pas un regard pour ces hommes qui traînent au bar. Pas son genre. Et puis les loosers, elle a déjà donné.

La jeune fille s'est mariée à 16 ans avec Roy Thornton qu'elle avait rencontré un an plus tôt. Elle a cru que c'était lui. Elle a cru que c'était l'amour avec un grand « A » et la midinette qu'elle était s'est même fait tatouer sur la cuisse deux cœurs enlacés avec leurs noms. Bonnie et Roy. Elle aurait dû attendre un peu avant de se marquer la peau à vie. Un an à peine après leur mariage, Roy Thornton se retrouve en prison pour meurtre. Mauvaise pioche. Les rêves de Bonnie en prennent un coup. Elle rumine sa peine. N'est pas loin de déprimer. Mais garde tout de même cette flamme au fond de l'œil. Cette soif d'absolu. Elle va pouvoir l'étancher lorsque son chemin va croiser celui de Clyde Barrow. À West Dallas, où Bonnie est venue rendre visite à une amie. On est en 1930. L'Amérique vient d'être secouée par le crash boursier de 1929, le fameux mardi noir. Les entreprises font faillite par milliers, les banques ferment et les particuliers trinquent. Près d'un quart de la population se retrouve au chômage et les files d'attente à la soupe populaire s'allongent.Clyde Champion Barrow, en fait Clyde Chestnut Barrow, n'a pas vraiment le profil du prince charmant. Pas très grand, brun, ce troisième rejeton d'une famille de huit enfants a cependant un je-ne-sais-quoi qui plaît aux femmes. Est-ce ce petit air effronté, cette insolence dans l'œil sombre ? Est-ce cette mèche rebelle ? Ou cette mine de mauvais garçon qui s'assume ? En tout cas, cela se sent : lui qui n'a jamais été doué pour les études sait ce qu'est la pauvreté. Le regard condescendant des autres. Son père a dû abandonner sa ferme à Telico, au Texas, pour ouvrir une station-service à Dallas. Clyde Barrow l'aide rarement. C'est un jeune hâbleur, tendance glandeur. Un joueur qui aime miser gros. Et se procurer des frissons en volant. Il commence par de menus larcins avec son frère Buck, vole des dindes qu'il revend après. Puis des voitures.

Bonnie et Clyde. Quand ces deux-là se croisent, ils ne savent pas qu'ils vont devenir un couple de légende. Les Robin des Bois de la Grande Crise. Les Roméo et Juliette de la Dépression. Amants magnifiques et maléfiques. Ils ont respectivement 20 et 19 ans. Rien à perdre. Envie de vivre. Quitte à devenir des criminels. Romantiques certes, liés par une folle passion, un amour violent et puissant, mais criminels tout de même. Ce qui les relie ? Leur égal souhait d'exaltation. D'enivrement. Ce qui les rend populaires ? L'impression qu'ont certains Américains, touchés par la crise, d'être vengés par eux. De prendre leur revanche sur les banquiers qui les spolient. L'aspect romanesque de leur folle cavalcade n'est pas pour déplaire à une Amérique qui s'enfonce dans la morosité. Comme des Gavroche tout étonnés par leur propre audace, les deux tourtereaux adorent se prendre en photo, l'air conquérant, tendrement enlacés sur le capot d'une voiture. C'est ainsi qu'une photo de Bonnie, cigare au bec, a fait le tour des États-Unis. On l'a cataloguée en excentrique, audacieuse égérie alors qu'en fait elle fumait des Lucky Strike.Le début de la « collaboration » de Bonnie et Clyde interrompue par plusieurs arrestations de Clyde commence en 1932. Rapidement, ils sèment la terreur dans plusieurs États américains : Texas, Oklahoma, Missouri, Louisiane, Nouveau-Mexique… Et vont crescendo dans les délits commis. Commerces dévalisés, attaques à main armée, braquage de stations-service, de banques et, pour finir, meurtres. Douze au total. Douze personnes, en majorité des policiers, tués froidement, sans état d'âme. Le premier de la liste, en avril 1932, est le propriétaire d'une bijouterie, John Bucher. Bien que Clyde affirme qu'il était dans la voiture au moment de la fusillade, il est désormais fiché et recherché par la police de même que son compère Raymond Hamilton, un ami d'enfance, pour meurtre. Ensuite, c'est l'enchaînement, avec deux autres policiers, assassinés à Atoka, alors qu'ils étaient sur la trace des fuyards.Chez ce couple de criminels, qui est en réalité un gang, le gang Barrow dont fait partie Buck, le frère de Clyde, tué en 1933, sa femme Blanche, et W.D. Jones , chacun sa spécialité. Bonnie, la lettrée du couple, couche sur le papier leurs aventures et va même jusqu'à envoyer son poème autobiographique, The Story of Bonnie and Clyde, à plusieurs journaux qui le publient. La belle est un brin narcissique. Clyde, lui, est un cynique volontiers moqueur qui semble vouloir compenser son impuissance sexuelle par un pouvoir qu'il entend exercer sur les autres. Preuve de son extraordinaire culot : quand il est arrêté par la police en 1929 avec William Turner et Frank Hardy à l'hôtel Roosevelt de Waco, au Texas, sanglotant dans un torrent de larmes, il dit au chef de la police, Hollis Barron, qu'il a été kidnappé par ses deux compères. On le laisse filer. Quelques mois plus tard, un policier arrête le couple pour excès de vitesse. Clyde le contraint à monter dans leur voiture. La batterie de la voiture tombe en panne. Clyde oblige alors le représentant de la loi à en voler une puis à réparer la voiture avant de le laisser sur le bord de la route.

Mais Clyde est aussi fou amoureux de sa belle. Quand Bonnie est blessée à une jambe, au cours d'un accident dans une Ford volée, au Texas l'un des membres du gang tirera sur une voisine venue leur porter secours , il tient à ce qu'elle soit examinée par un médecin. À plusieurs reprises, pour lui plaire, il tente aussi de rentrer dans le rang. De s'acheter une respectabilité. Mais il est trop tard. Les deux en ont trop fait. Ils sont devenus des ennemis publics recherchés dans tout le pays. Rien ne peut arrêter l'engrenage. Dès que Bonnie et Clyde se trouvent un petit repaire tranquille, ils sont obligés de le quitter. Ils doivent ainsi s'échapper en catastrophe du Red Crown Tourist Camp, à Platte City, dans le Missouri, où ils avaient loué un gentil petit deux-pièces avec garage. Puis sont retrouvés à nouveau par la police dans un parc à Dexter, dans l'Iowa. L'équipée tourne mal. En 1933, le frère de Clyde, Marvin, dit « Buck », meurt de ses blessures dans un hôpital de l'Iowa, tandis que sa femme Blanche est incarcérée au Missouri State Penitentiary. Les mois qui suivent vont être les plus difficiles. Bonny et Clyde se retrouvent tous les deux lâchés par W.D. Jones qui, arrêté, assure aux policiers qu'il a collaboré avec le couple maudit sous la contrainte. La jambe de Bonnie, mal soignée, la fait souffrir. En novembre 1933, les amoureux échappent encore à une embuscade montée par le shérif Smoot. Leur voiture est criblée de balles qui atteignent leurs jambes. Mais ils arrivent encore à s'enfuir. Entre janvier et mars, rejoints par Raymond Hamilton, Bonnie et Clyde attaquent plusieurs banques. Le 1 er avril 1934, ils tuent deux jeunes policiers qui pensaient qu'ils avaient besoin d'aide, à Grapevine, au Texas. Cinq jours plus tard, près de Commerce, dans l'Oklahoma, ils exécutent un autre représentant de l'ordre. C'est la dernière salve. La fuite devient désespérée. La police harcèle leurs proches. Et puis, le 23 mai 1934, près de leur cachette à Black Lake, en Louisiane, ils tombent dans un piège monté par la police. Et meurent enlacés, criblés de balles. Une légende est née. Plus de trente ans plus tard, en 1968, un an après la sortie du fameux film d'Arthur Penn, avec Faye Dunaway et Warren Beatty, Serge Gainsbourg, inspiré par la romance-errance de ces deux parias passionnés, écrit dans sa chanson Bonnie and Clyde : « De toute façon/Ils ne pouvaient plus s'en sortir/La seule solution/C'était mourir/Mais plus d'un les a suivis en enfer quand sont morts Barrow et Bonnie Parker ».


Nestor Pirotte, le faux aristocrate


Laurence de Charette
Le Figaro 15/08/2008


Fils d'un garde-chasse de châtelain, Nestor Pirotte fera siens les codes de la riche aristocratie qu'il fréquente enfant. Adulte, il s'emploie à obtenir cette opulence qui le fascine. S'attribuant des origines nobles, il se fait voleur avant de devenir tueur en série. Condamné à mort en 1955, interné psychiatrique, élargi, récidiviste puis évadé, il retourne en prison en 1981 après un ultime meurtre. À sa mort, en 2000, ce criminel honni par tout un pays sera enterré dans l'anonymat.
Fils d'un garde-chasse de châtelain, Nestor Pirotte fera siens les codes de la riche aristocratie qu'il fréquente enfant. Adulte, il s'emploie à obtenir cette opulence qui le fascine. S'attribuant des origines nobles, il se fait voleur avant de devenir tueur en série. Condamné à mort en 1955, interné psychiatrique, élargi, récidiviste puis évadé, il retourne en prison en 1981 après un ultime meurtre. À sa mort, en 2000, ce criminel honni par tout un pays sera enterré dans l'anonymat. Crédits photo : AFP

Ennemis publics (17/18) - Nestor Pirotte a été le premier tueur en série belge. Son parcours, jalonné de sept meurtres, illustre la faillite d'un système judiciaire trop permissif. Hâbleur et incroyablement persuasif, le bandit qui veut se croire membre de la noblesse tue à chaque fois qu'il est libéré de prison.

Une vague croix de bois plantée au-dessus d'un petit tas de terre : pas de stèle, pas un nom, rien, sinon quelques cailloux. La tombe de Nestor Pirotte, au cimetière de Ham-sur-Heure, est anonyme. Les membres de sa famille, mortifiés de honte, ont tous quitté la région. Ses crimes ont donné la chair de poule à toute la Belgique pendant de longues années. Nestor Pirotte, premier tueur en série qu'a connu le plat pays, figure criminelle honnie, que seul le pédophile Marc Dutroux a supplanté dans la mémoire collective belge, a mis cruellement à nu les failles du système judiciaire.

L'incroyable force de Nestor Pirotte, c'est avant tout sa verve et son imagination. Fils de bûcheron, Nestor parle comme un livre. Son vocabulaire et sa tenue sont ceux de la haute société. Il en jouera jusqu'à la fin de ses jours. Même après quarante ans d'emprisonnement, sa superbe frappe encore ceux qui le rencontrent.

Quand Nestor Pirotte vient au monde, en 1933, son père, Léon, est garde-chasse, comme son propre père. Comme lui, il occupe la maison du «portier» à l'entrée du vaste domaine du château de Beau Chêne. Nestor est le deuxième enfant de la famille. Il sera le seul garçon. Autant le paternel est fruste, autant sa mère, couturière, est connue dans le pays pour sa beauté. Florence Delvaux porte d'élégantes robes de sa confection et adule son fils unique qui, très tôt, se vante d'être l'enfant du châtelain voisin. Sa mère ne dément pas.

Les trois psychiatres qui l'expertiseront, après son septième crime de sang, écriront dans son dossier, archivé à Nivelles, que Nestor Pirotte «ne peut s'identifier à ce père besogneux» et «ne peut échapper au désir de sa mère (…) qui a transféré sa propre insatisfaction sur son enfant».

Bâtard ou non, le petit Nestor joue dans les bois avec les enfants du château et intègre les codes de la noblesse belge. En même temps, grandit en lui une insatiable soif de reconnaissance, de puissance et d'argent.

Ses premières débauches datent du service militaire. Le jeune homme se met à boire et séduit ses premières conquêtes avec son baratin sur ses prétendues origines aristocratiques.

C'est là que la mécanique s'enclenche. Nestor Pirotte ne se contente pas de quelques vantardises, il veut le standing qui sied au monde qu'il s'est inventé. Pour acquérir sa première Vespa, qui lui permettra d'écumer dignement les bals de la région, il fait les poches de ses camarades, détourne la caisse du mess.

Première condamnation : trois mois de prison avec sursis. Il a 20 ans.

Sa carrière de criminel n'en est alors qu'à ses balbutiements.

Il va très vite lui donner un grand coup d'accélérateur.

Le scénario de son premier assassinat reste toutefois extrêmement sommaire. La nuit du 20 au 21 avril 1954, muni d'une barre de fer, le jeune homme avide d'argent se poste derrière l'étable de l'une de ses grands-tantes, dont il vient d'apprendre qu'elle a vendu ses bêtes. Dès que la fermière apparaît, il lui fracasse la tête. Mais il a beau fouiller toute la maison, il ne met pas la main sur le magot. En bonne fermière, Celina Debonny avait déjà acheté un nouveau cheptel. 642 francs belges (environs 15 euros), ramassés sur la cheminée, c'est là la maigre recette de ce premier crime barbare.

Le lendemain, les voisins buttent sur le corps de la fermière étalé dans un bain de sang, la tête en bouillie. Les poules picorent des bouts de cervelle éparpillés au sol.

Nestor Pirotte le savait pourtant bien : le garde champêtre l'avait surpris, plusieurs jours auparavant, épiant depuis les fourrés les faits et gestes de sa tante. L'homme l'avait même prévenu : «Nestor, on t'accusera si quelques méfaits se produisent dans la région…»

Pirotte a 21 ans lorsqu'il est arrêté.

Dans la salle de la cour militaire, où il est jugé, son père s'effondre, en larmes. Florence Delvaux, sa mère, reste «froide et hautaine», racontera plus tard le garde de Septon, ajoutant : «Elle était habillée comme une duchesse se rendant à une soirée de gala.»

Nestor Pirotte est condamné en octobre 1955 à la peine de mort, qui existe alors encore dans les textes belges, mais est systématiquement transformée en prison à perpétuité.

Il décide alors de se faire passer pour malade mental. Il se vante de pratiques sexuelles déviantes, avale des barbituriques. En vain : le psychiatre décèle chez lui la manipulation. Mais son comportement névrotique, ses crises d'hystérie à répétition finissent par s'avérer payants : en 1957, il est transféré dans un établissement de soins psychiatriques spécialisé, baptisé en Belgique «établissement de défense sociale».

Bâti à Tournai, près de la frontière française, cet hôpital pour malades dangereux, Les Marronniers, est aujourd'hui encore régulièrement visité par les parlementaires ou magistrats français qui étudient le projet de «centre de rétention de sûreté» actuellement en cours de construction à Fresnes.

C'est à ce moment que la personnalité de Nestor Pirotte prend tout son essor. Comédien, affabulateur, Pirotte est un conteur hors pair. Il hypnotise pour ainsi dire ses interlocuteurs, qui boivent littéralement ses paroles. «Imaginez, raconte Christian Baeyens, magistrat qui a suivi son parcours, qu'il est même parvenu à mystifier un directeur de prison, qui est pourtant censé connaître ce genre de personnage…»

À force de persuasion, Nestor Pirotte obtient une libération conditionnelle, après quatorze ans d'enfermement.

Las. Ses démons le mènent directement vers la récidive. Libre, Nestor Pirotte se veut riche. D'ailleurs, il n'est plus Nestor Pirotte : il est un grand aristocrate baptisé comte de Meeûs, de Larivoisière, de Leidekerque…

C'est le comte de Ribeaucourt qui prend rendez-vous, le 14 mai 1968, avec le patron de l'agence de la banque BBL à Genval, au prétexte de négocier discrètement un prêt important. Il tire à bout portant avant de s'enfuir, cette fois, avec un beau butin.

Il n'a eu que le temps de s'offrir une luxueuse montre en or avant d'être arrêté et écroué, quelques jours plus tard.

Mais onze ans plus tard, il obtient encore une libération conditionnelle. Il a miraculeusement convaincu l'administration…

Il investit immédiatement dans une voiture de luxe, se lance dans de multiples commerces douteux, séduit les filles qu'il abreuve de ses mensonges habituels. Quelques mois plus tard, ses finances sont à sec. Il acquiert un calibre 38 et invente une histoire de lingots d'or, avec laquelle il appâte un couple de sa connaissance. Contre 3 millions de francs belges, il aurait abattu froidement les candidats à l'achat de cet or imaginaire, son ancienne maîtresse y compris, ainsi que leur jeune émissaire. Ce soir-là, même le chien a été a été liquidé.

Tous les témoins étant morts, la justice estime les charges insuffisantes pour une condamnation. Toutefois, le parquet décide de révoquer sa conditionnelle… et Nestor Pirotte est de nouveau interné.

Mais il connaît les lieux : une simple corde lancée par-dessus le mur une nuit d'août 1981 suffit à lui rendre la liberté. «Comme ce cousin m'a toujours ressemblé !», fait-il mine de s'exclamer devant sa logeuse lorsque son portrait est diffusé à la télévision. Naïvement, celle-ci l'aide à teindre ses cheveux en roux et à se faire une permanente «crollée» (bouclée, selon une expression belge).

C'est donc un rouquin noble, forcément qui va opérer une dernière fois. Il s'appelle le comte de Meeûs d'Argenteuil, veut vendre le mobilier de son château pour aider sa vieille mère malade. Comme toujours, son bagout et son apparence séduisent un antiquaire, qui prendra le risque insensé de le suivre à travers bois, sur le chemin d'un hypothétique château. L'antiquaire n'a toutefois pas emmené avec lui la somme promise. Furieux, Pirotte l'abat d'une balle dans la poitrine.

Dans la police belge, on commence à connaître ses méthodes. Il est identifié et arrêté. «Jamais il n'a avoué aucun de ses crimes, raconte le commissaire Noël qui a participé à son interpellation. Son imagination n'a pas de bornes.»

Une fois encore, les experts concluent à la maladie mentale. Mais la justice décide là de passer outre. Pour la deuxième fois, il est condamné à perpétuité. Malgré plusieurs tentatives d'évasion, il est mort le 29 juillet 2000, sous les verrous. Il n'a alors reçu aucune visite de sa famille depuis 1980. Le jour de son enterrement, seule une femme de Somme-Leuze, qu'il avait connue dans sa jeunesse, suivait son cercueil.


Barbe Noire, le diable fumant

Véziane de Vezins
Le Figaro 14/08/2008


Au début du XVIIIe siècle, Barbe Noire, chapeau garni de brandons fumigènes, écuma les Caraïbes à la tête de quatre vaisseaux pirates. Le capitaine Maynard, de la Royal Navy, dut lui tirer une balle entreles deux yeux pour qu'il rende enfin grâce, avant que sa tête (ici reproduite pour un musée américain) ne soit accrochée en figure de proue du Perle, le bâtiment à bord duquel le légendaire flibustier succomba.
Au début du XVIIIe siècle, Barbe Noire, chapeau garni de brandons fumigènes, écuma les Caraïbes à la tête de quatre vaisseaux pirates. Le capitaine Maynard, de la Royal Navy, dut lui tirer une balle entreles deux yeux pour qu'il rende enfin grâce, avant que sa tête (ici reproduite pour un musée américain) ne soit accrochée en figure de proue du Perle, le bâtiment à bord duquel le légendaire flibustier succomba. Crédits photo : ASSOCIATED PRESS

ENNEMIS PUBLICS (16/18) - Edward Teach, le plus redoutable pirate de la mer Caraïbe, d'origine anglaise, sema la terreur et la désolation durant deux courtes années avant d'être mis en pièces par la Navy. Mais il restera de lui un souvenir cuisant et une légende.

Le boucan grésille sur le feu de bois vert. S'en élèvent des tourbillons de fumée aux parfums de viande et de poisson qui font tourner la tête des filles à califourchon sur les cuisses dures de deux mille tristes sires de la pire espèce. Des tortues, des oiseaux de mer rôtissent à côté de quartiers de chevreau séchés et frottés d'épices précieuses. Un salmigondis de canard aux oignons, choux, raisins et olives mijote dans un fumet rare. Et, bien évidemment, la bière et le rhum coulent à flots sur des gémissements de violons et des salves prétendument à la gloire du roi George. Même s'il y a longtemps que le souverain anglais a mis à prix les têtes de ces forbans. Scène coutumière sur l'île de la Nouvelle Providence hantée par ce diable de Edward Teach depuis 1716.

Ce dernier adore les mondanités et n'hésite pas à inviter à ces orgies raffinées ses concurrents flanqués de leurs sbires. Ces Bahamas, quelle aubaine ! Mais pas seulement. Les côtes de la Caroline sont tout aussi juteuses. D'ailleurs, c'est là que le plus fameux pirate anglais, redouté dans toute la Caraïbe, les Antilles et l'Inde occidentale, a établi son quartier général. À Ocracoke, un îlet où il a pris demeure et d'où il rayonne avec son armada de trois cents hommes toujours prêts à fondre sur tout ce qui arbore pavillon.

Mais cette fois-ci, Barbe Noire, comme on n'a pas tardé à appeler ce Teach aux yeux globuleux, à la barbe de fleuve et au chapeau garni de brandons fumigènes, Barbe Noire n'est pas content. Ses hommes ont poussé le bouchon un peu loin. Il écrit : «Aujourd'hui tout le rhum a été bu. Notre compagnie est peu sobre. Les scélérats complotent. Ai fait une prise avec une grande quantité de liqueur à bord.» (1) Les beuveries futures sont sauves. On ne s'attache pas les mouches du coche avec du vinaigre. Ni la pire bande de rufians avec de l'eau claire.

Comment cet enfant de Bristol, plutôt bien né en 1680 sous le vrai nom d'Edward Drummond, en est-il arrivé à devenir le pire cauchemar des goélettes ? Bien éduqué, rompu à la chose sportive - ses larges épaules et sa haute taille ne passent pas inaperçues -, il s'engage de 1702 à 1713, durant la guerre de succession d'Espagne, sur un bâtiment corsaire anglais au service de la reine Anne. Malgré sa bravoure dans l'abordage des navires français, le jeune navigateur n'est pas reconnu à sa juste valeur. Aucun avancement. Pendant que les vedettes de la flibuste organisée, Woodes Rogers, Benjamin Hornigold, Thomas Burgess, Charles Vane, font ployer tout le gratin des mers.

Un jour, Teach fait connaissance du fameux capitaine pirate Hornigold, justement, qui lui confie le commandement d'un sloop. Puisqu'il excelle dans l'abordage du Français, il continue, Hornigold à ses côtés. Ce dernier lui octroie, pour ses bons et loyaux services, un navire «froggy» dénommé Le Concorde et bien vite rebaptisé La Revanche de la Reine Anne. Avec ce bâtiment de quarante canons, il tire sa révérence à son mentor et cingle vers des aventures plus particulières.

Une prise en amenant une autre, il se retrouve à la tête de quatre vaisseaux et écume chaque récif des Caraïbes. Bientôt, sa face de crapaud ébaubi, sa barbe crasseuse - il se vantait de ne jamais se laver, les remugles faisant foi -, ses tresses tissées de rubans et son chapeau hanté de deux mèches de souffre fumant qui lui font une auréole des enfers seront la bête noire des capitaines. Ses pillages sont légion. Des fables courent sur le trésor qu'il aurait accumulé : diamants, rubis, grenats, émeraudes et vaisselle d'or. Comme on ne prête qu'aux riches, on dit qu'il a eu quatorze femmes. Parfaitement, quatorze ! La dernière n'avait que seize ans. On raconte qu'il coupa la main du prétendant d'une des donzelles convoitées parce qu'elle lui avait offert la bague dont le pirate lui avait fait présent. La ribaude reçut la main de son soupirant, ornée de l'anneau dans un paquet cadeau. Bref, en moins de deux ans, Edward Teach est devenu l'ennemi public numéro un entre Caroline et Caraïbes.

Revenons à nos petits soucis d'intendance. Barbe Noire traite mal ses hommes certes. De temps à autre, il tire dans le tas, tuant au hasard, histoire de montrer qui est le chef. Mais, quand il faut ce qu'il faut, il n'hésite pas à prendre un enfant comme otage pour obtenir un ravitaillement de médicaments. Donc, avec la dernière prise, les beuveries sont sauves. Mais pas les planteurs de Caroline du Nord ni les pêcheurs, ses anciens amis qui n'en peuvent mais, rançonnés et mis à sac avec la bienveillante complicité du gouverneur de l'État, Charles Eden, le mal nommé. Lequel bénit cet enfer en palpant, outre des impôts exorbitants, les généreux pots-de-vin du pirate qu'il a pris sous sa protection. Il est de bon ton de considérer Edward Teach comme un notable. Et surtout plus prudent. Sa folie meurtrière est son gage d'impunité. Le souvenir du blocus de Charleston est trop cuisant.

Les plaignants se tournent donc vers le gouverneur de Virginie. Cet Alexander Spotswood, pas mieux servi par une administration totalement pourrie, est lui aussi furibond d'avoir vu piller plus de vingt navires de sa colonie par cet ogre des flots. Or, un cadeau du Ciel se présente. Il s'appelle le capitaine Maynard, commandant pur et dur qui arme aussitôt à Ricquetain, au bord de la James River, ses deux plus beaux vaisseaux, la Perle et la Lime. Le 17 novembre 1718, ce sauveur prend la tête de l'expédition punitive. On allait voir ce qu'on allait voir…

Et on a vu. Maynard remonte la rivière en signifiant à tout navire l'interdiction de prévenir le pirate de son arrivée. Le combat entre le bien et le mal peut commencer. Mais un secrétaire véreux de Spotswood a réussi à faire parvenir un message à Barbe Noire. Si bien que ce dernier fait brutalement volte-face et se met à tirer.

Les cadavres pleuvent sur le pont de la Perle, mais le vaisseau résiste.

À tout hasard, le bandit fait hisser son pavillon, un squelette qui brandit un sablier d'une main et de l'autre pointe une lance vers un cœur rouge. Il écarquille les yeux qu'il a déjà exorbités, se les frotte et se rend à l'évidence : cette fois-ci, il a affaire à la Royal Navy et non à un simulacre d'attaque à la petite semaine.

Face à lui, des centaines de soldats hermétiques à la corruption. Il fait préparer un nouveau contingent de grenades dont il a le secret : «Bouteilles remplies de poudre, de morceaux de fer, de plomb et d'autres ingrédients». (2) Et vlan ! Sur le pont de la «Perle».

Puis c'est le corps-à-corps. Le duel des deux capitaines au pistolet. Maynard touche Teach à l'abdomen, mais le blessé semble ne pas même s'en être aperçu. Quand le capitaine anglais voit fondre sur lui un démon nimbé de fumée bleue qui roule des yeux fous, il se dit que cette créature doit être immortelle. D'ailleurs, lui-même est blessé. Il croit sa fin arriver, quand l'un de ses hommes se jette sur le forban et l'égorge proprement. Le monstre se retrouve à genoux, mais continue de ferrailler.

Maynard vise entre les deux yeux et, cette fois, Barbe Noire s'écroule. Les mèches de chanvre et de salpêtre sur sa tête brûlent toujours. Une voix hurle, à l'intention d'un matelot : «Coupe-lui la tête ! Coupe-lui la tête !» Mais du prétendu cadavre sort un râle : «Foutaise de merde !» Le matelot fait un saut en arrière : «Il bouge encore !» Un siècle et demi plus tard, un dénommé Raspoutine eut, lui aussi, la vie si bien scellée au corps qu'on le crut acoquiné avec Belzébuth.

Bref, c'est son second, Israël Hands, qui finira par le décapiter. Pour obtenir grâce, il faut ce qu'il faut. Pour solde de tout compte, on accrochera la tête de Barbe Noire en figure de proue du bâtiment de la Navy. Oui, mais le corps du pirate, expédié par-dessus bord, se met à surnager et à décrire des ronds dans l'eau. Puis il suit l'étrave. Comme pour narguer ses vainqueurs.

On comptera sur sa dépouille vingt-cinq blessures, dont cinq par balles.

(1 et 2) «Chasseurs de Trésors» d'Olivier Et Patrick Poivre d'Arvor, Ed. Place des Victoires.

Bruno Sulak, l'aventurier perdu


Étienne de Montety
Le Figaro 13/08/2008


Élégant, charmeur, Bruno Sulak fut notamment surnommé l'«Arséne Lupin des bijouteries». Braqueur mettant un point d'honneur à ne jamais user de violence, cet ancien légionnaire fut condamné à neuf ans de prison par la cour d'assises du Tarn. Son complice, «le Yougo», perdra la vie en essayant de le faire évader par hélicoptère, avant que Bruno Sulak ne décède à son tour après une chute mortelle, lors d'une nouvelle tentative de se faire la belle.
Élégant, charmeur, Bruno Sulak fut notamment surnommé l'«Arséne Lupin des bijouteries». Braqueur mettant un point d'honneur à ne jamais user de violence, cet ancien légionnaire fut condamné à neuf ans de prison par la cour d'assises du Tarn. Son complice, «le Yougo», perdra la vie en essayant de le faire évader par hélicoptère, avant que Bruno Sulak ne décède à son tour après une chute mortelle, lors d'une nouvelle tentative de se faire la belle. Crédits photo : AFP

ENNEMIS PUBLICS (15/18) - Épris d'action et d'aventure, refusant le recours à la violence, l'ancien légionnaire, reconverti en braqueur au début des années 1980, rêvait d'un destin de voyou au grand cœur.

» VIDÉO INA - Le hold-up de la bijouterie Cartier à Cannes, en août 1983

» VIDÉO INA - Le procès de Bruno Sulak, en mars 1984

» VIDÉO INA - Sa tentative d'évasion fatale en mars 1985

» VIDÉO INA - Ses complices au sein de la prison identifiés

» VIDÉO INA - L'annonce de la mort de Bruno Sulak

Ce jour-là, le téléphone sonne dans le bureau du commissaire Moréas, à l'Office central de la répression du banditisme : «Moréas, tu me reconnais ?»

Cette voix enjouée, affectée d'un léger bégaiement, pas de doute : c'est Sulak.

Le patron de l'Office central de la répression du banditisme n'en revient pas : l'homme le plus recherché de France se paie le joli culot de lui téléphoner.

Bruno Sulak n'est pas un client ordinaire. Il est ce que les flics nomment «un beau mec» : de l'envergure, du bagout, du panache. Dès sa première arrestation, l'homme a impressionné Georges Moréas. Mieux, il l'a séduit : arrêté pour hold-up, il fait belle figure. Les juges d'instruction à ses basques ne l'intimident pas. Devant le commissaire, il est disert, négociant le sort de sa compagne, argumentant, se justifiant. Il parle de tout avec aisance, de politique, de sport, de voyages. Plus proche d'Albert Spaggiari que de Jacques Mesrine, il n'a jamais manqué à son serment de respecter les règles de l'honneur cet honneur fût-il celui des voyous : les braquages oui, mais jamais de sang, jamais de violence.

Six mois plus tard, en juillet 1982, Sulak se fait la belle : un juge de Montpellier sollicite son transfert pour une minable histoire de chèque sans provision. Dans le train qui le ramène à Lyon, des hommes surgissent, neutralisent les gendarmes qui l'escortent et voici Sulak qui disparaît dans la foule en pleine gare de Nîmes, menottes aux mains. Sa légende est en route.

À moins de 30 ans, Bruno Sulak est déjà riche d'un beau curriculum vitae : plusieurs casses et des millions de francs en poche.

Depuis son plus jeune âge, il ne tient pas en place. Gamin de Marseille, élevé face à la mer, il s'est engagé à 20 ans dans la Légion étrangère. Beau geste, mais surtout respect d'une tradition familiale. Son père est un ancien Képi blanc, ayant servi en Indochine d'où il est revenu avec un bras en moins et quelques décorations en plus.

À Calvi, où il sert dans les parachutistes, Sulak est le légionnaire Bernard Suchon. En 1978, il déserte. Pas de chance, au même moment son régiment est engagé dans l'opération «Léopard» à Kolwezi, au Zaïre. Il manque une occasion unique de se couvrir de gloire. Tant pis, il acquerra une autre gloire, en faisant les gros titres d'une autre rubrique que la rubrique militaire : celle des faits divers. Pour le Milieu, comme il y a le Mexicain ou le Corse, il va devenir le «Légionnaire». Son complice s'appelle Radisa Jovanovic ; lui, c'est le «Yougo».

Dans les mois qui suivent son évasion, les braquages se multiplient : Van Gold à Paris, rue de Caumartin, Cartier avenue Montaigne. Et la même enseigne sur la Croisette. La méthode de Sulak et Jovanovic (alias Steve) est rodée : les employés sont menottés pendant que les malfaiteurs font main basse sur les parures, colliers, et autres bracelets. Ceux-ci prennent soin d'emporter le film de la caméra de surveillance et s'enfuient à pied.

À Cannes, c'est en tenue de tennis, avec à la main un sac de sport d'où dépasse le manche d'une raquette, que Sulak opère. On ne fait pas plus smart.

Sidéré par les deux hold-up dont viennent d'être victimes ses magasins, le PDG de Cartier, Alain-Dominique Perrin, déclare : «Dans l'esprit du public, c'est une mémorisation visuelle du nom Cartier comme aucune campagne ne pourrait la créer.»

Le commissaire Moréas reçoit d'autres coups de téléphone : «C'est Bruno.» Un «Bruno» qui cherche à s'expliquer, commente son coup de la veille, exprime ses doutes. Il propose même au policier de le rencontrer, à la loyale : «Tu me donnes ta parole, tu viendras seul sans armes et ça se passera bien.» Moréas hésite, accepte. La tentation est la plus forte. Mais la rencontre ne se fera pas. Le voyou et le flic sont devenus les meilleurs ennemis du monde.

Sa réputation enfle. La presse, jamais avare de qualificatifs, le surnomme l'«Arsène Lupin des bijouteries», «le champion de la cambriole». L'opinion publique aime le bandit, qui n'a pas de sang sur les mains. Il est élégant, charmeur, il aime le risque.

Le jour où il braque Van Gold, le chancelier allemand Kohl est à Paris et c'est au cœur d'un important dispositif de sécurité que le Légionnaire s'offre le luxe d'accomplir son méfait.

On raconte qu'au cours d'un de ses braquages, dans une bijouterie, une jolie femme noire est en train d'essayer une bague. Au moment de quitter les lieux, Sulak la lui glisse galamment au doigt.

Lupin est aussi Robin des bois quand, faut-il l'en croire ?, avisant sur les marches du métro une vieille mendiante, il lui achète un bouquet de violettes et lui tend une liasse de vingt billets de 500 F. Si non e vero.

Son allure sportive, son visage barré d'un sourire d'enfant heureux sont ses meilleurs atouts : il semble séduire tout le monde, même Dame la Chance.

Un jour cependant, au cours d'un braquage à Thionville, l'affaire est à deux doigts de tourner vilain. Sulak est contraint de prendre un otage et menace les policiers avec une grenade dégoupillée.

Trois jours après, il appelle Moréas, ébranlé : «Tu as raison. Je suis un danger pour la société.» Est-ce la peur du casse de trop, celui qui lui ferait rompre son serment d'honneur ? Il se fait oublier en gagnant le Brésil.

Mais la retraite n'est pas son fort. Il retrouve l'Europe au bout de quelques mois. En février 1984, il est arrêté à la frontière espagnole, près d'Hendaye. Sa voiture figure au registre des voitures volées. Il tente de raconter une belle histoire, celle d'un photographe fantasque nommé Savic, fuyant une épouse abusive. Les policiers mettront plusieurs jours à faire le lien entre le jeune escroc des Pyrénées et celui qu'ils recherchent. Alors qu'ils s'apprêtent à le remettre en liberté en échange d'une simple caution, ils s'avisent que les empreintes de Savic sont les mêmes que celles d'un dénommé Sulak.

Le voici en prison, d'abord à Bayonne puis à Gradignan. Avec la ferme intention de se faire la belle. En 1980, à Albi, n'est-il pas parvenu à s'enfuir en sciant les barreaux de sa cellule ? Aucune porte, aucun mur ne paraît en mesure de résister à son charme. De son côté, son ami Jovanovic tente le tout pour le tout. Il imagine de faire évader Sulak de la prison par hélicoptère en obligeant le pilote à se poser dans la cour. Le 11 février 1984, il se présente dans une société de location d'avions. Mais au lieu d'un employé qui lui remettrait les clés de l'hélicoptère qu'il a loué, c'est la police qui l'accueille. Une fusillade éclate et le Yougo est tué. Sur lui, les policiers trouvent un plan de la prison de Gradignan, des faux papiers. L'évasion de Sulak était programmée à la minute près. La baraka, jusqu'ici sa meilleure amie, paraît l'avoir plaqué.

À son procès, il prend neuf ans. En attendant le jugement de toutes les affaires qui devraient lui valoir un bail de longue durée derrière les barreaux, il purge sa peine à Fleury-Mérogis. Il lit des récits de Le Clézio, philosophe, raconte ses aventures dans L'Autre Journal, le magazine anar de Michel Butel. Il écrit : «Je n'ai jamais réussi à décoller de l'enfance, des contes des Mille et Une Nuits, rêves d'enfant, réincarnation de Villon, Cartouche.»

Dans la nuit du 17 au 18 mars 1985, Sulak sort de sa cellule. Tout se passe sans anicroche. Ou presque. Son évasion est découverte. Échappant à ses poursuivants, il saute du deuxième étage du bâtiment. Pour un légionnaire, un saut ordinaire. Mais ce jour-là, l'ancien chuteur fait une chute mortelle. Il expirera quelques jours après, des suites de ses blessures : poussé par quelqu'un ? Gêné dans sa chute ?

Le mystère demeure, alimenté par sa famille et ses admirateurs.

Quelques semaines plus tard, le directeur adjoint de la prison et un gardien sont arrêtés pour complicité. Sulak le séducteur leur avait promis millions et merveilles en échange de talkies-walkies, d'explosifs et de complicités internes. Même en prison, il n'avait pas renoncé à offrir du rêve.