samedi 26 juillet 2008

Les Rykiel, bouquet de sœurs

Frères et sœurs (11/15)

LE MONDE 25.07.08 15h33

STÉPHANE LAVOUÉ/MYOP POUR "LE MONDE"
Les sœurs Flis (de bas en haut, et de gauche à droite) : Muriel Flis-Trèves, psychanalyste, Françoise Zonabend, anthropologue, Danièle Flis, créatrice, Sonia Rykiel, artiste de haute couture.


On pensait au départ qu'elles n'étaient que deux. Une rousse célèbre et puis une autre, plus cérébrale, un peu austère – "l'intello de la famille, celle qui coupe les cheveux en quatre", selon l'intéressée elle-même. C'est par elle qu'on a commencé : Françoise Zonabend. Une allure de petite souris, pantalon et tricot noirs, cheveux blonds et regard clair. Son bureau d'"intello", un espace minuscule, bourré de livres, se niche au deuxième étage du laboratoire d'anthropologie sociale du Collège de France, à Paris.
Françoise Zonabend est une tête, pas une star. Durant sa vie entière, cette ancienne élève de Claude Lévi-Strauss, longtemps directrice d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), a fait son miel de l'"univers touffu où se fabrique la parenté", une expression qui clôt son dernier article publié en 2007 par la revue L'Homme (n° 183). Coïncidence ? L'article est intitulé "Adopter des sœurs" et parle de trois sœurs coréennes accueillies par un couple de Normands de la région de Cherbourg.
Les sœurs Flis, elles, ont vu le jour à Paris. "Nous y sommes restées et nos enfants aussi", note Françoise Zonabend. Non pas deux sœurs ni trois, mais cinq. Les sœurs Flis, c'est le bouquet ! Forcément : à chaque naissance, les parents espéraient un fils. Comme ses aînées, Sonia (future Rykiel, reine de la mode) et Jeanine (future professeur de danse), Françoise est née avant la guerre, "période noire, mystérieuse", dit-elle. Et terriblement dangereuse. Juifs l'un et l'autre, le père et la mère de cette nichée de filles ne réalisent que tardivement ce qui les guette. "Il fallait porter l'étoile. Il y avait des rafles. On sentait le péril, mais sans plus", raconte le père, Alfred Flis, natif de Vaslim, en Roumanie, dans une cassette vidéo réalisée par l'une de ses filles, la plus jeune, Muriel, bien des années plus tard. "On pensait que les déportés allaient dans des camps de travaux forcés, mais on ne savait pas qu'ils étaient brûlés ou des choses comme ça...", ajoute-t-il.
A l'époque, il est artisan horloger. La mère, Fanny, d'ascendance russe, est née en France. Sa famille, comme celle de son époux, a fui l'antisémitisme et les pogroms, quittant le ghetto d'Odessa pour venir s'installer à Paris. "C'est elle qui nous a poussées à faire des études. Elle voulait qu'on soit dentistes ou avocates", sourit Françoise Zonabend. Puis, grave soudain : "On se sent un peu émerveillées d'être encore là. On a échappé à quelque chose... Toutes !"
Est-ce de ce coin obscur de l'histoire familiale, de ce gouffre frôlé, découvert après coup, que vient cette manie, chez les sœurs Flis, de ne pas s'éloigner les unes des autres, de se téléphoner vingt fois la semaine, d'être unies, nourricières, solidaires, comme les cinq doigts de la main ? Cinq moins une, depuis la mort de Jeanine, survenue il y a quelques années. Françoise Zonabend et ses sœurs, Danièle Flis et Muriel Flis-Trèves, s'habillent en Sonia Rykiel. Mais cela marche dans l'autre sens. C'est ainsi que les livres de l'anthropologue, de La Mémoire longue (éd. Jean-Michel Place, 2000) à La Presqu'île au nucléaire (Odile Jacob, 1989), ont été exposés dans la vitrine Sonia Rykiel, au milieu des vêtements, bijoux et autres accessoires de luxe du magasin noir du boulevard Saint-Germain. Etrange, incessante noria !
Dans le phalanstère des sœurs Flis, Sonia pèse lourd, bien sûr : comme aînée – elle a dix-huit années d'écart avec la petite Muriel – et comme star. Elle pèse, mais n'écrase pas. "Mes sœurs, c'est un éblouissement : le mystère, la beauté même ! Sans elles, je n'aurais pas vécu, j'aurais fait un autre métier", assure l'artiste couturière, qui reçoit dans son appartement de la rue des Saints-Pères, à Paris. Dans les années 1950, la famille Flis vit avenue des Ternes. Sonia, à la fois grande sœur et petite mère, règne sur la tribu. "Mes sœurs, je les surveillais, je leur coupais les cheveux dans le bidet, je leur racontais des histoires... Elles étaient à moi. Il ne fallait pas qu'on y touche, j'aurais tué !", se rappelle-t-elle. "En fait, elles faisaient barrière. Elles étaient l'écran entre la vie et moi. Elles me tempéraient, me ramenaient à la maison, suppliaient maman de ne pas me battre (j'étais tellement dure), m'admiraient", note la reine de la mode dans son livre Et je la voudrais nue (Grasset, 1979). Est-ce elle qui règne sur ses sœurs ou l'inverse ? Comme l'a relevé, dans le magazine Elle, la photographe Dominique Issermann,"ses défilés sont toujours comme une ribambelle de sœurs, avec quelque chose de très joyeux, et cela reflète sa vie".
Le phalanstère a parfois des allures de gare de chemin de fer, aux nombreux et secrets aiguillages. Muriel Flis-Trèves, psychanalyste et pédopsychiatre de renom, qui travaille à l'hôpital Antoine-Béclère, à Clamart (Hauts-de-Seine), dans le service du professeur René Frydman, échange beaucoup, par exemple, avec sa sœur anthropologue. Leurs noms se croisent dans des ouvrages savants, comme Mourir avant de n'être ? (Odile Jacob, 1997), actes d'un colloque consacré aux enfants morts-nés. Un sujet dont Muriel Flis-Trèves est une spécialiste. Un hasard ? Recevant dans son cabinet du boulevard Raspail, elle évoque sans détours la disparition de leur tante Anna, sœur de Fanny Flis, "morte d'un avortement". Mais aussi les "fausses couches de Sonia" – drames inscrits au fer rouge dans la mémoire commune. "La femme enceinte est à l'écoute de ce qui vit en elle. Elle aime en parler, elle imagine l'avenir. De quoi parle-t-on, qui perçoit-on, qui fantasme-t-on lorsque c'est la mort qu'on porte en soi ?", s'interroge la psychanalyste dans Le Deuil de maternité (Calmann-Lévy 2004).
Très proche de Sonia, qui l'aime comme sa propre fille, couvée par ses quatre sœurs "bienveillantes", la benjamine a du mal à s'arracher à ce "bien-être" presque endormant. C'est pour ne plus être "dans la fusion, dans le miroir" avec Sonia, que Muriel s'engage dans des études de médecine. Ce faisant, "je devenais intéressante, j'apportais un 'plus' à mes sœurs", explique-t-elle aujourd'hui. Ce point aussi est une spécialité des Flis : chacune a cultivé son jardin, construit son univers, développé ses talents en toute indépendance – enrichissant le "pot" commun de son talent particulier.
Danièle, la numéro quatre, est une amoureuse des couleurs. Une couverture de Paris Match, datant de la fin des années 1950, est épinglée dans son bureau du boulevard Saint-Germain : on y voit le peintre Matisse en train de dessiner. Danièle a un tempérament d'artiste. Elle est la seule à travailler dans le groupe Sonia Rykiel ; elle y est chargée des bijoux, sacs et accessoires. Des études d'urbaniste, une passion pour les livres, des rêves de cinéma – "j'aurais adoré être monteuse", confie-t-elle : Danièle est une touche-à-tout boulimique.
Cette esthète a été initiée, petite, à la danse classique. Par Jeanine, leur bonne fée à toutes. "Elle me prenait sous son aile", dit Danièle. Muriel, elle aussi, a découvert la danse avec Jeanine, la sublime absente. "C'était la romantique, la mystérieuse, elle aimait les contes, la magie", se rappelle Sonia. Muriel, la psychanalyste, résume : "Jeanine, elle est tout le temps pas là." Comme un ange qui passe. Et qui viendrait se nicher, invisible et joyeux, dans les bras de sa kyrielle de sœurs...


Catherine Simon
Article paru dans l'édition du 26.07.08.

Les Podalydès, la voie du cadet

Frères et sœurs (10/15)

LE MONDE 24.07.08 16h24


STÉPHANE LAVOUÉ/MYOP POUR "LE MONDE"
Les Podalydès, Bruno, 47 ans, réalisateur
et Denis, 45 ans, comédien.





Un coup d'oeil suffit pour prendre la mesure du déséquilibre. La crinière brune de Bruno Podalydès dégage une vitalité intacte, en dépit de ses 47 ans. Les cheveux de son frère cadet, Denis, sont d'évidence plus épars. L'air de famille ne s'impose pas au premier regard entre le réalisateur de Versailles rive gauche (1992), Le Mystère de la chambre jaune (2003), Bancs publics, Versailles rive droite (sortie le 22 octobre) et son frère, comédien, sociétaire à la Comédie-Française, metteur en scène de théâtre.

Il faut longuement observer leur regard pour déceler une éventuelle ressemblance. On se montre d'abord sensible à ce qui les sépare. En l'occurrence cette ligne de démarcation capillaire, véritable frontière existentielle, qui induit chez eux un rapport différent à la vie.
Longtemps, Denis s'est demandé ce qui pouvait rapprocher les membres de sa famille. Il voulait trouver cet élément qui unit une fratrie malgré tout ce qui l'oppose. Tâche dantesque quand on réalise que les Podalydès forment davantage un phalanstère qu'une fratrie. Chez eux, la force du nombre, avec la diversité qui s'y attache, devrait normalement avoir raison du dénominateur commun. Leur grand-mère maternelle, libraire, devenue veuve très jeune, a eu trois enfants, un fils et deux filles. L'une d'elles, professeur d'anglais, et son mari, pharmacien, deviennent les parents des quatre garçons Podalydès. Ces trois générations vivent dans le même immeuble, avenue du Maréchal-Gallieni, à Versailles.
Bruno est né en 1961. Denis, deux ans après. Eric et Laurent sont arrivés en 1969 et en 1972. La césure entre les deux binômes Bruno-Denis et Eric-Laurent s'établit au tournant de l'année 1968, comme si les événements de mai avaient entériné, au-delà de l'écart générationnel, la séparation entre l'ancien et le nouveau monde, en même temps qu'un partage des compétences. Car, dans la famille Podalydès, il y a d'abord eu, apanage des aînés, l'univers de Bruno et Denis. Une insularité légitimée par un espace commun - ils occupent la même chambre - et un talent convergent, reconnu et encouragé par leurs parents. Ainsi de leur goût pour la mise en scène, les spectacles de marionnettes, les émissions de radio, les diaporamas et le journal familial tenu au jour le jour.
Cet espace-temps différent a toujours pesé au sein de la fratrie. Pourtant, il existe bien un invariant qui scelle l'unité. Denis l'a découvert en décrochant son téléphone. Pour tout interlocuteur, au bout du combiné, les voix des membres de la famille Podalydès se ressemblent. La différence physique, les disparités entre générations, la hiérarchie parents-enfants, aînés-cadets s'estompent par la grâce d'un timbre commun. "Cette voix, remarque Denis, monte dans le masque dès qu'une personne est en difficulté. Elle parle plus haut dans le nez, la voix se saccade."
Tricher avec cette voix est sacrilège. Bruno se souvient des débuts de son frère au théâtre. Ce dernier n'arrivait pas à trouver sa propre voix, sa propre assise : "J'entendais Jean Vilar, j'entendais Jean-Louis Barrault, ça me troublait beaucoup." Les parents Podalydès jugent l'adolescent Denis trop influençable. "Je prenais les gestes de mes amis, reconnaît-il. Surtout, j'adoptais leur voix. Ça, ils ne le supportaient pas."
Ce changement de voix n'est pas anodin. C'est sa manière de rompre le lien familial. Il survient au moment même où les cheveux de Bruno trouvent une ampleur inédite, exprimant une beauté dont Denis pense ne jamais pouvoir se prévaloir. Il avait déjà ressenti à 12 ans, chez les scouts, les effets de cette inégalité capillaire. Il ne bénéficiait pas des mêmes faveurs que son frère auprès des cheftaines.
Denis avait déjà pris déjà ombrage, dès le plus jeune âge, de son statut de cadet. Mais, avec le temps, ce statut de second était devenu un art de vivre. Les cheveux lui font ressentir une autre fatalité : Denis s'imagine qu'il ne remontera plus jamais à la hauteur de son aîné. Un geste le lui confirme, estime-t-il. Bruno vient d'effectuer un séjour en Angleterre. Il a rencontré des filles. Appris à danser. Pris une distance intolérable vis-à-vis de son frère. Sa mère passe sa main dans les cheveux de son aîné, comme pour prendre acte de cette dimension érotique attachée à l'adolescence. "Ma mère adorait les bruns. Mon père était très brun. Bruno est brun. Je suis blond. J'avais l'impression que Bruno avait plus de succès que moi avec les femmes et donc avec ma mère." Cette mère idolâtre Sami Frey, Charles Denner et Gianni Esposito, l'une des vedettes de Paris nous appartient, de Jacques Rivette - trois acteurs bruns ténébreux. Bruno en devient la synthèse magique, à la fois fantasmée et bien réelle. On ne lutte pas contre un frère capable de conjuguer les vertus de l'imaginaire avec celles de la réalité. On rend les armes.
Denis a refermé sa porte. Il s'est plongé dans la lecture de manière très concentrée, à un rythme impossible à suivre pour son frère. Quand il évoque cette fuite par l'ascèse, la voix de Bruno commence, sur un mode propre aux Podalydès, à se saccader. Elle monte effectivement plus haut, comme le fait remarquer son frère. "Son compagnon était le livre, j'en ai beaucoup souffert. La porte de mon frère est devenue une terreur absolue." Denis avait trouvé avec la lecture un terrain où il dominerait son aîné. Denis lit intensément. De manière compulsive. Jusqu'au clap de début si nécessaire.
Le cap de l'adolescence passé, les deux jeunes gens évoluent sur un mode a priori divergent. Denis est le littéraire. Bruno le scientifique. L'intellectuel s'oppose au manuel. Bruno s'oriente vers des études de biologie, et rapidement vers le cinéma. Denis entre en khâgne puis intègre le Conservatoire. Avec le recul, il est facile de voir comment de tels choix permettent à cette fratrie de devenir un couple professionnel, tant sa dynamique vise à la complémentarité.
Bruno a dirigé Denis dans tous ses longs métrages. Ce dernier en a coécrit certains, dont Liberté-Oléron et Dieu seul me voit. "Je n'ai jamais pensé que mon frère pourrait avoir besoin de moi, alors que moi j'avais besoin de lui. Je voulais être l'objet de son attention", explique Denis. Un jour, Bruno l'a appelé pour lui dire qu'il le trouvait formidable dans Versailles rive gauche. "Un moment de bonheur absolu. J'avais obtenu ce dont je rêvais depuis toujours : l'admiration de mon frère aîné." Quand il est sur scène, il attend le moment où Bruno viendra le voir. Parfois, vient un compliment. D'autres fois, non.
Les fondamentaux de cette fratrie se sont modifiés au fil du temps. Il y a onze ans, Eric Podalydès a mis fin à ses jours. Cette disparition a redessiné la géographie familiale. Le binôme Bruno-Denis forme désormais un trio avec Laurent, devenu l'assistant de Bruno au cinéma et de Denis au théâtre. La voix ne constitue plus l'unique lien entre les trois frères. Leur union s'incarne aussi dans le spectacle.
Restent les cheveux. Bruno a tourné en 2006 un des épisodes du film à sketches Paris, je t'aime. Denis n'y figure pas. C'est une première. Bruno y est aussi comédien. Il a fallu que Denis se rende une fois de plus à l'évidence : "Bruno est beaucoup plus photogénique que moi." Comme sa mère trente ans plus tôt, il retrouve chez ce frère Gianni Esposito et Charles Denner. A côté de lui, il se sent habité par cette peur, tenace, de ne plus être l'objet de son attention. "Un jour, Bruno fera un grand film", assure-t-il. Un grand film où il ne sera qu'une sorte de passant. Il sait qu'il faudra s'y faire. A ce jour, il ne sait pas comment.

Samuel Blumenfeld
Article paru dans l'édition du 25.07.08.

vendredi 25 juillet 2008

Les Kahn, père nourricier

Frères et sœurs (9/15)

LE MONDE 23.07.08 13h55

STÉPHANE LAVOUÉ/MYOP POUR "LE MONDE"
Les Kahn, Jean-François, 70 ans, journaliste,
Axel, 63 ans, généticien.


Pour ses 70 ans, Jean-François Kahn s'est offert le Bataclan, à Paris. Parce que le temps passe et qu'il n'est "pas sûr de fêter ses 80 ans". Le 12 juin, 576 personnes se sont réunies dans cette salle de concert parisienne, à deux pas de son domicile. Il voulait que tous ceux qui ont participé à ses "aventures journalistiques" de ces trente dernières années (Les Nouvelles littéraires, L'Evénement du jeudi, Marianne) "se revoient". Confrères et consoeurs étaient là, mais aussi sa famille.

"Il a fallu que l'on déjeune ensemble pour que je lui fournisse les adresses familiales", relève son frère, Axel Kahn. Ce fut la fête en chansons jusque tard dans la nuit. Axel, lui, est rentré tôt. "C'était sympa mais surtout professionnel", résume-t-il, un brin moqueur. Il y a trois ans, Axel avait préféré fêter ses 60 ans à la campagne, en petit comité, dans la maison familiale de Mussy-sur-Seine (Aube) avec "pique-nique et promenade à cheval". "Je déteste les mondanités et le Tout-Paris", dit-il.
Pourtant, ce généticien passionné par la réflexion éthique est, comme son frère, un habitué des médias et du débat public. "L'émulation intellectuelle est, chez nous, une deuxième manière d'être, on ne cède jamais", reconnaît Axel. Les frères Kahn débattent tout le temps, s'estiment assez, se taquinent souvent, se jalousent parfois. Le journaliste est volubile, le scientifique impétueux ; deux intellectuels, mais des bons vivants au rire franc qui ont le goût des belles choses et de la bonne chère.
"Ma mère avait une passion pour le travail de Jean-François, elle découpait tous ses articles", raconte Axel. En revanche, elle ne comprenait pas grand-chose aux recherches scientifiques de son petit dernier ni à celles d'Olivier, le frère cadet, grand spécialiste des molécules. Mort d'une crise cardiaque à 59 ans en 1999, ce chimiste "pur" était "le pont" entre Axel et Jean-François. "Olivier était un génie dans sa discipline. J'avais proposé à Jean-Marie Cavada, à l'époque de son émission "La marche du siècle", de nous réunir tous les trois. Je lui en veux de ne pas l'avoir fait", dit Jean-François.
Au moins, il y aura eu le livre, Comme deux frères (Stock, 2006). Une longue conversation où se mêlent histoire familiale et histoire de France. Ils y dressent le portrait d'une dynastie Kahn aux racines multiples. On y croise un grand-père paternel juif alsacien admirateur de Georges Clemenceau et de sa laïcité, une grand-mère maternelle "excessivement antisémite" qui alla jusqu'à refuser de rencontrer leur père, Jean Kahn. Ils expliquent comment ils sont devenus agnostiques, évoquent leur passé communiste, les illusions de mai 1968, les espoirs de mai 1981...
Ce livre, ce n'était pas leur idée, mais celle d'un éditeur. Ils s'y sont mis à reculons, persuadés que cela n'intéresserait personne, et puis l'ouvrage s'est vendu. Bien. Ils ont écumé les plateaux télé. Jean-François était alors patron de Marianne et Axel à la tête de l'Institut Cochin. Depuis, l'un est officiellement à la retraite et l'autre président d'université. Débordé par un agenda qu'il surcharge sans déplaisir, Axel Kahn reçoit tôt le matin dans son bureau de l'université Descartes, boulevard Saint-Germain. Jean-François Kahn choisit l'une de ses brasseries parisiennes préférées, pour un long déjeuner où il prend soin de conseiller les meilleurs plats et de se régaler d'un bon vin. "Il en fait trop, Axel", dit Jean-François, qui aime dormir et sortir.
Axel a toujours été le très bon élève. Celui qui fait tout bien, tout le temps, qui a les adresses, la généalogie de la famille, qui travaille vite et dort peu. Jean-François serait plutôt le cancre - au sens affectueux du terme - sans bagage universitaire ; celui qui n'a ni téléphone portable ni Internet, celui qui, enfant, faisait trois fautes d'orthographe par ligne, mais qui savait chanter, peindre, dessiner. Le livre les a rapprochés. "Vingt-quatre heures de dialogue, on ne s'était jamais autant parlé", constate Axel. Les frères ne se sont pas retrouvés mais "trouvés". Leur différence d'âge, les cinq premières années d'Axel passées en nourrice, le divorce de leurs parents qui amena Jean-François à vivre avec son père et Axel et Olivier avec leur mère, tout avait contribué à les éloigner. "Nous n'avons passé que huit années tous les trois ensemble", calcule Jean-François.
Chacun a construit son itinéraire professionnel dans une famille... qui n'était pas très famille. Axel s'est "édifié" aux côtés d'Olivier, dans "le même moule scientifique". C'était à celui qui obtiendrait les meilleures notes. "Ils avaient pour moi de la tendresse, un mélange de considération et d'un peu de mépris par rapport à mon métier de journaliste. J'étais comme dans "un autre monde"", explique Jean-François Kahn. Aujourd'hui encore, le scientifique fait ressentir au journaliste sa supériorité. "Il abuse de son avantage, le spécialiste, c'est toujours lui", s'amuse Jean-François. Axel a suivi la carrière de son grand frère, se souvient même du sujet de son premier article dans Paris-Presse. "Je ne suis pas certain que le contraire soit vrai." Effectivement.
Il y a un avant et un après la publication de Comme deux frères. Mais surtout un avant et un après le suicide de leur père. Jean Kahn, professeur de philosophie, auquel ils vouent une admiration infinie et qui les obsède encore. Ce père, juif athée, devenu communiste pendant la Résistance puis gaulliste, qui considérait Cyrano comme un roman de gare, qui interdisait à Jean-François de lire des bandes dessinées et qui était capable d'écouter pendant un quart d'heure la même note de musique.
Jean Kahn s'est jeté d'un train ; a laissé sur la banquette une lettre pour Axel. "Sois raisonnable et humain", concluait-il. Bientôt quarante ans que cette phrase torture son fils. En cette soirée maudite de 1970, Jean-François devait recevoir des amis. Il n'a pas décommandé le repas alors qu'il venait d'apprendre que son père s'était donné la mort. Pourquoi ? Cela le tourmente encore. Quelques mois auparavant, Jean lui avait, pour la première fois, emprunté de l'argent. Il culpabilise de ne pas y avoir porté davantage d'attention.
Ils évoquent sans arrêt la figure du père, son impressionnante érudition, son sens de la pédagogie. Ils se sont nourris de lui. Mais Jean-François ne voulait pas ressembler à "ce génie étouffé par son intellectualisme" et, comme par réaction, a combattu l'élitisme et s'est passionné pour l'opérette et la chanson. "L'anti-intellectualisme affiché de mon frère doit beaucoup à l'attitude de notre père", dit Axel. Le scientifique - qui a su il y a peu de temps "qui est Alain Souchon", s'amuse Jean-François - garde précieusement les nombreux écrits de leur père. Il les relit sans cesse, n'en comprend pas encore tout le sens. Tous deux parlent plus rarement de leur mère, Camille. "Elle était sentimentalement très attachée à Olivier et plus proche de moi, surtout à cause de notre passion commune pour la chanson", considère Jean-François. Inconditionnelle de Lionel Jospin, Camille n'hésitait pas à interpeller vertement son fils quand elle n'était pas d'accord avec ses articles.
Avec l'âge, les frères ont scellé leur rapprochement idéologique. Le journal de Jean-François a relayé la colère d'Axel contre la prétendue prédisposition génétique à la pédophilie et au suicide, affirmée par le candidat Sarkozy. Ils ont tous les deux voté pour François Bayrou en 2007, combattu le projet de test ADN pour le regroupement familial des immigrés. Ils rêvent tous deux de laisser une trace, une empreinte. Leur père aurait pu être "un immense écrivain", leur frère Olivier aurait pu "avoir le prix Nobel". Et eux... ?


Sandrine Blanchard
Article paru dans l'édition du 24.07.08.

Le chef des enfants

Frères et sœurs (8/15)

LE MONDE 22.07.08 13h51


STÉPHANE LAVOUÉ/MYOP POUR "LE MONDE"
Les Leclerc, Julien Clerc, 60 ans, chanteur,
Gérard Leclerc, 56 ans, rédacteur en chef à France 3.



Au commencement était Paul. A la fin aussi. La famille Leclerc célèbre toujours son anniversaire le 27 janvier, même s'il a disparu voilà cinq ans. L'aîné de ses enfants s'appelle Paul-Alain Leclerc, dit Julien Clerc. Comme son cadet, Gérard Leclerc, journaliste à la télévision, et leurs trois plus jeunes soeurs, Sylvie, Christine, Marianne, il raconte à l'envi combien ce père était brillant. Deuxième à l'agrégation de lettres classiques, issu du triangle d'or de l'ascension sociale façon IIIe République, Montaigne, Louis-le-Grand, Normale Sup. Jeanne Herry, la fille de Julien Clerc et de Miou-Miou, écrivit après la mort de son grand-père un petit livre lumineux, 80 étés (Gallimard, 2005).
A 60 ans, Julien Clerc a une allure de jeune homme qui aurait fait pas mal de route et une admiration intacte pour cet homme par qui la fratrie est arrivée. "Mon père me voulait à toute force." Il énonce cette vérité avec le sourire modeste et assuré de ceux qui ont été très aimés. Pour garder cet enfant de 2 ans, qu'il a eu au retour de la guerre avec la belle Evelyne Merlot, fille de la gouvernante de la famille, Paul Leclerc ira très loin dans la bataille judiciaire. Défendu par l'avocat et résistant Paul Arrighi, tandis que la mère de Julien a requis les services de l'avocat nationaliste Jean-Louis Tixier-Vignancourt, le père l'emporte. Une rareté, à l'époque, qui fera de lui un pionnier de la famille recomposée.
Remariage. Ghislaine Leclerc, qui a élevé Paul-Alain/Julien comme son fils, confirme : "Mon mari disait toujours que 1947 avait été une très bonne année. Celle de son fils et de sa vigne. Mais ça n'a pas créé plus de problèmes que ça entre les garçons, parce que Julien était le chef. Il a toujours été le chef." Elle a 86 ans, de beaux yeux bleus encore très vifs. C'est une femme affectueuse, qui parle vite, d'un ton décidé. Ses enfants l'adorent. C'est elle qui, dans l'ombre de Paul, a élevé cette famille de six enfants. Julien Clerc l'a toujours appelée maman.
Evidemment, il y avait ces week-ends pendant lesquels Paul-Alain disparaissait pour aller déjeuner chez sa "vraie" mère. Un immuable menu, dans lequel entraient des pâtes à la tomate et un grand amour de la chanson française. "Elle m'a acheté mes premiers disques." Excellente claveciniste, Ghislaine, elle, avait mis l'enfant au piano classique - "Il s'en est cogné sept ans !", rigole son frère - et emmenait sa nichée aux concerts du jeudi des Musigrains.
Les deux aînés ont toujours partagé la même chambre. "Paul-Alain, c'était le grand frère qui découvrait tout avant moi et qui m'apprenait les choses. On écoutait la radio, le soir, au lit. Il y avait des feuilletons, Arsène Lupin...", raconte Gérard Leclerc, le cadet de quatre ans. Aujourd'hui, ils dînent souvent ensemble, ne se sont jamais fâchés ni de près ni de loin. Le plus jeune, chef du service politique de France 3, s'amuse de la fascination de l'aîné pour la politique. "Ce n'est pas une question de droite ou de gauche. Mitterrand était venu dîner chez lui et il est très copain avec Villepin, qu'il a rencontré par notre soeur Marianne. Pendant la campagne présidentielle, ça discutait très fort."
Il y eut, chez Julien Clerc, des dîners avec son frère, les Villepin, Carla Bruni et son compagnon de l'époque, Raphaël Enthoven. Le chanteur a écrit l'un des morceaux du nouveau disque de l'épouse du président de la République, qu'il connaît depuis longtemps. "Maintenant, Carla, raconte Julien Clerc en souriant à son frère, c'est "mon mari" par-ci, "mon mari" par-là..." Une sorte d'indulgence amusée.
"Heureusement que je n'ai pas de talent pour chanter. Ça m'aurait ennuyé de ramer derrière. Du coup, la jalousie n'a pas tellement de place", dit Gérard. C'est lui qui emploie pour Julien l'expression "le chef des enfants". Elle fait sourire l'intéressé. "C'est vrai que j'avais un peu ce statut-là. Je ne crois pas l'avoir cherché." Sous une photo de vacances à la mer, où l'on voit deux enfants gros comme des crevettes, Ghislaine Leclerc a écrit : "Paul-Alain, intrépide, rassure Marianne qui a peur des grosses vagues."
Cela lui parle, la fratrie, à Julien Clerc. Il est en train de lire Brothers, du Chinois Yu Hua. "C'est très triste et très drôle, un peu déjanté." Encore un titre qu'il conseillera à son frère. Car les livres circulent à haut débit dans cette famille. Le chef des enfants vient d'avoir un bébé, en avril. Sa soeur Marianne, en plus du cadeau pour le petit Léonard, lui apporte un livre de Stefan Zweig sur Marceline Desbordes-Valmore, dont Julien Clerc a chanté le poème Les Séparés. A Sylvie, l'aînée des filles, Julien a recommandé La Formule préférée du professeur, de Yoko Ogawa (Actes Sud, 2008).
La formule préférée du professeur Paul Leclerc, pendant l'été, était d'arpenter l'Europe en entassant tous ses enfants dans un grand break Citroën. Ce haut fonctionnaire de l'Unesco avait une passion pour les voyages culturels. La fratrie a enquillé les musées jusqu'à plus soif. "Côté culture, on avait des parents un peu écrasants. Les vers en latin, etc. En même temps, je n'en connais pas beaucoup qui se soient décarcassés autant pour leurs enfants", raconte Christine, traductrice et interprète.
En concevoir l'idée d'une famille guindée serait exagéré. A chaque extrémité de la table, où siégeaient père et mère qui se voussoyaient, chaque enfant occupait toujours la même place pour le dîner. Mais lorsque venait l'heure d'écouter le polémiste Jean Nocher sur France Inter, il arrivait que l'indiscipline régnât. "L'émission était annoncée par une espèce de grelot, et nous on criait "C'est Jean Hochet !", mon père était furieux parce qu'il n'entendait plus rien", raconte Sylvie.
Julien Clerc constate : "Mon père espérait que je ferai la même chose que lui, de brillantes études. Mais c'est mon frère qui les a faites, pas moi." Du temps où Gérard Leclerc avait les cheveux aux épaules, il est sorti major de Sciences Po. "Je voulais montrer que moi aussi je pouvais être le meilleur !" Sans trop se frapper de la contrariété paternelle car il ne continuait pas à l'ENA.
Entre ces frères et soeurs, un ciment commun permet sans doute de passer par-dessus les vicissitudes de la vie. "Mon père nous a légué l'honnêteté intellectuelle. Pas de la raideur ni de la rigidité, mais une certaine droiture", dit Julien Clerc. C'est Julie, la femme de Gérard Leclerc, animatrice et pilier d'Europe 1, qui a eu l'idée de continuer à fêter le 27 janvier. "Une protestante, avec des qualités très profondes", juge Ghislaine Leclerc. "On était cinq soeurs, dit Julie. Je ne crois pas que j'aurais pu vivre avec un fils unique. Il me fallait quelqu'un qui vienne d'une famille nombreuse, pour le partage, l'enfance en communauté."
Le chef des enfants comprend cela très bien, qui a toujours vécu avec des femmes pour qui la fratrie comptait beaucoup : France Gall, Miou-Miou, ou l'avant-dernière, Virginie. "Mes frères et soeurs, je me suis rapproché ou éloigné d'eux au gré des femmes", dit-il. En ce moment, il est en période de rapprochement et cela le rend "très heureux".
Sa nouvelle compagne, Hélène, une Poitevine comme les Leclerc, est "très littéraire. C'est exactement le genre de femme que mon père aurait adorée". Alors... Il raconte que quand le bébé est né, son frère Gérard lui a envoyé ce texto : "Tu seras toujours un exemple pour nous tous." Il en a apprécié toute l'ironie et l'affection masquée. Encore un héritage de Paul.

Béatrice Gurrey
Article paru dans l'édition du 23.07.08.

Les Bilger, fils d'une ambition

Frères et sœurs (7/15)

LE MONDE 21.07.08 15h09

STÉPHANE LAVOUÉ/MYOP POUR "LE MONDE"
Les Bilger, Philippe, 64 ans, avocat général, François, 74 ans, économiste,
Pierre, 68 ans, ex-PDG d'Alstom.


Avec l'aîné, François, elle s'est imposée dès le début de l'entretien. Aux environs de la dixième phrase. Pierre, le puîné, la convie autour de la vingtième. Avec Philippe, le cadet, elle apparaît juste un peu plus tard, le temps de tourner une première page du carnet. "Nous avons eu une mère..." La fratrie Bilger débute là. François, l'économiste, professeur d'université honoraire, Pierre, l'ex-PDG d'Alstom, Philippe, avocat général à la cour d'appel de Paris, sont frères par leur mère. Ainsi les a-t-elle voulus, et à cela, comme au reste, Suzanne Bilger est parvenue.
Cette histoire commence juste après 1945. Suzanne Bilger a quatre enfants, une fille et trois garçons, âgés de 13, 11, 5 et 2 ans. Elle vient de quitter précipitamment sa terre d'Alsace pour Montargis, où elle a acquis un vaste domaine agricole. Elle repart à zéro et doit subvenir, seule, aux besoins de la famille. L'urgence est d'assurer la meilleure éducation aux enfants. Pour François, ce sera l'internat au collège Stanislas, à Paris. Pierre et Philippe ne tarderont pas être confiés aux soins des prêtres du collège Saint-Louis de Montargis. Pendant qu'ils étudient, Suzanne Bilger travaille. Elle monte une entreprise de machines agricoles qui, de modeste, deviendra au fil du temps une affaire florissante.
Une fois par an, Suzanne Bilger et ses enfants font un voyage pas tout à fait comme les autres. Ils se présentent à la porte d'un centre de détention réservé aux prisonniers politiques. Parmi eux, un mari et un père, Joseph Bilger, condamné à la Libération à dix ans de travaux forcés pour collaboration avec l'ennemi.
C'est François qui en parle le plus simplement. "Notre père était un dirigeant syndicaliste agricole qui avait créé les premières coopératives en Alsace, puis fondé, en 1936-1937, un mouvement d'extrême droite autoritaire, d'inspiration chrétienne." Redoutable tribun, Joseph Bilger se taille un petit succès aux élections législatives de 1936, mais la guerre met fin à ses rêves de carrière politique. Soldat, il est fait prisonnier, puis libéré en qualité d'Alsacien.
Et là, comme dit Pierre Bilger, il fait "le mauvais choix" en acceptant un poste de "préfet" dans l'administration lorraine rendue à la tutelle du régime hitlérien. Il en démissionnera vite, mais pas assez aux yeux des autorités de la Libération. Pierre : "Ce qui est essentiel pour moi, c'est que mon père n'a commis aucun acte qui contredise la conscience morale." Philippe : "Bien sûr que j'aurais aimé qu'il vive cette période différemment. Mais il n'a rien accompli de déshonorant, et je dénie à quiconque le droit de dire que c'était simple." De cette morsure de l'histoire, l'avocat général garde une "détestation intense de la Résistance autoproclamée et des courages rétrospectifs, et un lien particulier avec la douleur et l'injustice". Et voilà que, dans le récit des trois frères, revient la mère. Pierre : "Elle a été exceptionnelle par rapport à cette période. Elle ne l'a jamais occultée. Au contraire. Elle a toujours cherché à nous l'expliquer dans sa complexité." François : "Elle nous a permis de surmonter tout cela par son attitude. Elle nous a donné l'exemple qu'il fallait tout assumer de notre père, ses défauts et ses qualités. Et surtout, rester debout." Philippe : "Pour nous, elle a été une héroïne du quotidien. Ma mère disait tout le temps : nous ne sommes pas des parvenus, nous sommes des revenus."
A l'exception de l'aîné, François, qui a entretenu une longue correspondance avec son père pendant sa détention, les deux plus jeunes n'en ont guère de souvenirs. Une fois libéré, Joseph Bilger ne retrouve pas sa place dans la nouvelle vie des siens. Au bout de quelque temps, le couple se sépare, et le clan se referme sur Suzanne Bilger et ses garçons. Marie-Christine, la soeur, prend son indépendance. D'ailleurs, comme le dit François, "notre mère ne s'intéressait qu'à ses fils. Elle n'avait de cesse de nous mettre en évidence et en concurrence les uns avec les autres".
La politique est sa passion, elle deviendra celle de ses fils. Entre-temps, le clan a rejoint Paris. François passe son doctorat en économie à la faculté de droit de Paris, Pierre enchaîne Sciences Po, l'ENA, et sort dans le corps de l'inspection des finances. Philippe rate Normale Sup mais réussit le concours de l'Ecole nationale de la magistrature. A table, sous le regard ambitieux et comblé de Suzanne Bilger, les conversations s'enflamment entre les trois frères, qui se rêvent, l'un, en ministre de l'économie, le second, en ministre de l'industrie, et le dernier, en garde des sceaux. "Nous avions en commun la volonté d'exercer un pouvoir", observe François. Passent les années, entrent des épouses, naissent de nombreux enfants. L'essentiel demeure : à chacune des vacances scolaires, aucun des trois frères n'ose déroger à la tradition qui veut que tout le monde se rassemble à Rozières, dans la propriété acquise dans l'Aisne par Suzanne Bilger. "C'était le lieu du merveilleux devoir, dit Philippe. Nous vivions dans une forme d'autarcie, à la fois exigeante et confortable, créée par ma mère." Le reste de l'année, François ayant rejoint le berceau familial alsacien pour enseigner à la faculté de Strasbourg, où il exerce pendant quelques années des mandats électoraux, c'est Pierre et Philippe qui veillent à Paris sur les dernières années de leur mère, affaiblie par un accident cérébral. Lorsqu'elle meurt, le 7 janvier 1997, le jour de l'anniversaire de François, ils sont tous là. Suzanne Bilger disparue, la propriété de Rozières perd son sens et, après sa mise en vente, le clan se disperse. "La famille Bilger était un univers fabuleux dont il fallait ouvrir les fenêtres", résume Philippe.
D'autant qu'au même moment, les deux derniers de la fratrie accèdent, chacun de leur côté, à la notoriété. En 1998, Pierre est nommé PDG d'Alstom. A la cour d'assises de Paris, Philippe Bilger impose sa singularité d'avocat général et sa liberté de ton dans des procès retentissants, comme celui de Guy Georges, tueur et violeur en série, ou de François Besse, le lieutenant de Jacques Mesrine.
La tourmente politico-médiatique qui s'abat en 2003 sur Pierre Bilger ressoude la fratrie. Dans le contexte des graves difficultés financières que connaît alors Alstom, le montant de ses indemnités de départ à la retraite - 4 millions d'euros - suscite une intense polémique. Après un temps de réflexion, Pierre Bilger décide d'y renoncer. Ses deux frères sont ses premiers conseillers. "C'était les seules personnes avec lesquelles je pouvais parler en confiance. Ce renoncement correspondait à nos valeurs communes", explique-t-il. "Pierre a été, est, et sera le seul patron à avoir restitué sa prime. Je suis fier de ce geste éthique", dit Philippe. La même solidarité fraternelle se manifeste lorsque, en 2006, Pierre comparaît en qualité de prévenu devant le tribunal correctionnel pour une affaire d'abus de biens sociaux qu'il doit assumer en qualité d'ancien PDG et qui lui vaudra d'être condamné à neuf mois de prison avec sursis.
Depuis, le calme est revenu. Après avoir chacun publié des livres, Pierre, le premier, a découvert les joies du blog. Il a donné le goût à François, puis à Philippe, d'ouvrir le leur. Débattre, commenter, encore et toujours. Sous la même maquette austère, chacun des frères a placé au premier rang de ses liens favoris les blogs des deux autres. Il en existe un quatrième, à destination uniquement familiale. Un toit commun virtuel où la fratrie Bilger perpétue l'esprit de Rozières.

Pascale Robert-Diard
Article paru dans l'édition du 22.07.08.

mardi 22 juillet 2008

Les Debré, le jumeau manquant

Frères et sœurs (4/15)

LE MONDE 17.07.08 15h27

STÉPHANE LAVOUÉ/MYOP POUR "LE MONDE"
Les Debré, Bernard, 63 ans, urologue, sans son jumeau, Jean-Louis, président du Conseil constitutionnel.
Bernard a dit oui tout de suite. Jean-Louis a pris trois semaines pour refuser. Bernard a raconté en riant l'enfance et les diplômes, les filles et les succès. Jean-Louis ne voulait même pas poser pour une photo à côté de son frère jumeau. "J'ai été maire, conseiller général, ministre avant lui", a glissé Bernard sans avoir l'air d'y toucher. "Je veux bien parler de mon grand-père Bernard (le célèbre pédiatre), de mon père Michel (premier ministre du général de Gaulle), de mon oncle Olivier (artiste peintre reconnu), a énoncé Jean-Louis, mais mes relations avec mon frère, qui cela peut-il intéresser ?"
Bernard a casé le déjeuner - qu'il a galamment tenu à payer - entre ses patients de l'hôpital Cochin et ses rendez-vous de député UMP. "Vous me direz quand mon portrait sera publié...", a-t-il seulement réclamé en oubliant totalement qu'ils devaient être deux à y figurer. Jean-Louis a fait visiter les salons du Conseil constitutionnel qu'il préside, imité tour à tour Giscard et Chirac, resservi les meilleures anecdotes de sa vie politique. Mais rien n'a pu le convaincre de raconter ce morceau-là de son histoire. "Eh bien, je serai le jumeau manquant", a-t-il lâché, visiblement lassé. Pour finir, c'est Bernard qui, au moment du café, a fait mine de vendre la mèche : "Il ne veut pas ? Evidemment, j'ai toujours fait figure de préféré..."
Ces jumeaux-là ont longtemps fait les délices de la République. Jamais d'accord, parfois même violemment opposés. Ils ont notamment nourri la chronique du conflit entre Jacques Chirac et Edouard Balladur, lorsque les deux "amis de trente ans" se présentèrent l'un contre l'autre à l'élection présidentielle de 1995. Chacun flanqué d'un frère Debré. Bernard était ministre de la coopération d'Edouard Balladur et jamais avare d'une moquerie contre les "insuffisances" de Jacques Chirac. Jean-Louis était un fidèle du maire de Paris, toujours prêt à monter au feu contre le "traître" installé à Matignon. Les militants crurent voir en eux l'illustration vivante des déchirures de la famille RPR. Les initiés, eux, surent tout de suite qu'il ne s'agissait que de la partie émergée d'un conflit plus profond. Plus lointain, aussi.
Exister n'est pas toujours facile lorsqu'on naît en duo. Appartenir à la famille Debré ajoutait une difficulté supplémentaire. Sept académiciens, un médecin admiré fondateur de la pédiatrie moderne, un premier ministre concepteur de la Constitution de la Ve République, un mathématicien titulaire de la médaille Fields (Laurent Schwartz), un artiste, tous descendant de Simon Debré, grand rabbin respecté, auteur d'un charmant livre sur l'humour judéo-alsacien. Des alliés et des cousins Missoffe et Guéna. Et, lors des réunions de famille, la haute silhouette du général de Gaulle et l'élégance britannique de Lord Mountbatten.
Dans cette génération, les jumeaux Debré étaient faux, et Jean-Louis né quelques minutes après Bernard. D'ailleurs, ils avaient deux aînés, Vincent et François, et des quatre frères, c'est bien François qui fit longtemps sensation. "C'était le plus brillant et le plus drôle d'entre nous, sourit Bernard, il s'était inscrit au PSU par provocation pour notre famille gaulliste, mais était un journaliste talentueux, et n'oubliez pas qu'il a eu le prix Albert-Londres !" Ce frère dont on parle aujourd'hui avec tendresse fut admiré par Bernard et Jean-Louis enfants. Adulte, il fut une de leurs angoisses. Devenu héroïnomane lors de ses années de reportage au Vietnam en 1975, jugé pour usage de stupéfiants, il a longtemps été la source des insomnies de Jean-Louis, lorsque celui-ci devint ministre de l'intérieur en 1995. Bernard ose à peine dire que c'est lui, le médecin, qui dut signer l'année suivante la demande d'internement psychiatrique de son frère à l'hôpital Sainte-Anne. Jean-Louis et Bernard ont toujours pris un soin jaloux des filles de François et les frères se parlent de loin en loin. Toujours des conversations sans enjeux. Les non-dits sont nombreux chez les Debré.
Des années où leur père était à Matignon, Bernard raconte volontiers les déjeuners des garçons dans la cuisine, les visiteurs célèbres qu'il fallait venir saluer respectueusement et le prestige qui en était retiré auprès des copains du lycée Janson-de-Sailly. Jean-Louis, lui, en a plutôt tiré une certaine philosophie du pouvoir, lorsqu'il s'aperçut que "les chocolats, les fleurs et les courtisans disparurent comme par enchantement", une fois que son père n'était plus premier ministre.
Ce fut une jeunesse dorée dans la mémoire de Bernard. Dans cette famille où chacun aligne les diplômes, il a choisi la voie royale du grand-père et collectionné les réussites aux concours : "J'avais un an d'avance. J'ai été reçu 5e en deuxième année de médecine, j'ai passé sans difficulté l'internat et présenté pour le plaisir l'examen de médecine aéronautique." Jean-Louis, lui, cherche sa voie. Rate son bac. Echoue au permis de conduire le jour où son frère Bernard l'obtient. S'exaspère des facilités que cet alter ego lui renvoie toujours à la figure. "J'avais l'aisance, dit encore aujourd'hui Bernard, il était plus laborieux."
Pierre Mazeaud, issu d'une grande famille de juristes et protégé de son père, est pourtant dépêché pour aider Jean-Louis à passer une capacité en droit. Mazeaud s'en souviendra des années plus tard lorsque, devenu président du Conseil constitutionnel, Jacques Chirac choisira à son grand dam Jean-Louis Debré pour lui succéder. Mais pour l'heure, voilà Jean-Louis magistrat, chargé des affaires de terrorisme et bientôt docteur en droit public. Le week-end, les deux frères participent aux campagnes électorales de leur père. Le voient partir sans enthousiasme au casse-pipe lors de la campagne présidentielle de 1981. Découvrent les caricatures qui le ridiculisent, un entonnoir sur la tête. Et attrapent malgré tout le virus de la politique.
La gauche est au pouvoir depuis 1981 et Bernard, toujours assuré, s'est mis en tête de dénoncer la nouvelle politique de santé du ministre communiste Jack Ralite. C'est lui que Jacques Chirac charge de rédiger les propositions santé du RPR. Et c'est lui qui est désigné pour se présenter en Indre-et-Loire. Le voilà en piste pour succéder à son père à la mairie d'Amboise. Michel Debré, conscient des blessures infligées par Bernard à son frère, s'en inquiète pourtant. Propose de laisser la place à Jean-Louis. Bernard refuse et constate avec certitude aujourd'hui : "Mon frère m'en a toujours voulu."
La revanche viendra ensuite. Bernard, balladurien en diable, est devenu, en 1994, ministre de la coopération et sillonne l'Afrique francophone, dont il soigne les trois quarts des chefs d'Etat et ministres. Chef du service d'urologie de l'hôpital Cochin, on l'interroge sur le cancer de la prostate, désormais public, de François Mitterrand. Il est partout.
Jean-Louis, dernier fidèle de Jacques Chirac, passe dans la plupart des journaux, au mieux pour un naïf, au pire pour un crétin. Perdant dans tous les cas. Il tient pourtant son journal intime où il note pas à pas la remontée fantastique de son candidat. Le 7 mai 1995, c'est son visage radieux qui figure aux côtés du nouveau président de la République. Le voilà ministre de l'intérieur. Beaucoup mieux, comprend-il tout de suite, que ministre de la coopération. Mais trop tard pour que son père, atteint de la maladie de Parkinson, goûte les nouveaux succès de son fils. Ce sera son seul regret. Michel Debré mourra en 1996. Sans avoir vu Jean-Louis devenir président de l'Assemblée nationale, puis président du Conseil constitutionnel.
Ces derniers mois, pour la première fois, Bernard et Jean-Louis se sont retrouvés, sans le vouloir et sans même s'en parler, unis dans le même combat contre la réforme de la Constitution de la Ve République, rédigée cinquante ans plus tôt par Michel Debré. Comme si leur père leur avait enfin imposé ce devoir de réconciliation posthume.

Raphaëlle Bacqué
Article paru dans l'édition du 18.07.08.

Les Boltanski, le mythe de la caverne

Frères et sœurs (3/15)

LE MONDE 16.07.08 15h39

STÉPHANE LAVOUÉ/MYOP POUR "LE MONDE"
Les Boltanski, Christian, 63 ans, plasticien, Luc, 68 ans, sociologue.
L'un explique, l'autre pas. L'un s'obstine à vouloir comprendre le monde, l'autre se contente de le sentir. L'un choisit ses mots, le débit lent et régulier, en tirant sur sa pipe dans un bureau de 8 m2 au coeur du Quartier latin ; l'autre alterne silences, accélérations verbales et éclats de rire, dans une ancienne menuiserie de Malakoff, où cohabitent tours de cartons, sacs de couchage et autres morceaux d'installations à venir. Le scientifique et l'artiste. Le cérébral et l'intuitif. Bienvenue dans le joli monde de Luc et Christian Boltanski.
C'est Christian, figure internationale de l'art contemporain, seul Français systématiquement classé dans le top 20 mondial, qui le dit : "Un artiste est quelqu'un qui affirme. Quand je dis le ciel est rouge, il est rouge. Pour Luc, ça ne marche pas comme ça. Il faut tenir compte de tel penseur du XIIe siècle qui l'a déjà dit et de tel autre qui a rétorqué qu'il tirait sur le violet. Il me conseille de les lire avant de parler. Je lui conseille de brûler ses livres et de penser par lui-même." Luc, directeur d'étude à l'EHESS et père de la "sociologie pragmatique", précise : "Christian prétend ne jamais ouvrir un livre et détester le texte, ce qui n'est sans doute pas complètement vrai. Je suis censé me désintéresser des arts plastiques et ne rien voir dans l'espace, ce qui n'est pas complètement faux. Nous sommes face à la question assez classique et assez compliquée de la différenciation."
Pour l'approcher, un détour par la lignée Boltanski s'impose. Né dans une famille juive originaire de Russie, le père, médecin, s'est converti au christianisme. La mère, née dans une famille bourgeoise désargentée, atteinte de la polio à 22 ans, a abandonné ses études. La guerre survient et ses lois antijuives. Dans l'appartement du 7e arrondissement, une dispute éclate. Hurlements, claquements de porte. A la concierge, on explique que le père a abandonné le domicile familial. A Luc, 2 ans, que papa est parti. Le divorce est prononcé. A la Libération, l'enfant assiste "avec effroi" au retour du père. L'homme était caché dans un réduit, aménagé sous le plancher. "Il sortait la nuit, c'est même comme ça que j'ai été conçu", raconte Christian, né en 1944.
Commence une vie de rescapés, marquée par la peur, la trahison, la honte. La mère s'est détournée de sa propre famille, largement pétainiste. Désormais écrivain, elle a embrassé les idées révolutionnaires du "parti des résistants". "A la maison, elle faisait cohabiter quelques familles catholiques, beaucoup de communistes juifs et une poignée d'artistes homo, se souvient Luc. Je sentais évidemment des tensions entre tout ça. Les sciences sociales m'ont donné l'espoir d'éliminer ces tensions. Jusqu'à ce que je comprenne que c'était justement ça, le monde. Mais c'était beaucoup plus tard."
En ce début des années 1950, la joyeuse constellation qui gravite rue de Grenelle cache un noyau autrement plus traumatique. Pour éviter tout accident, la famille a choisi la fusion. Dans le grand appartement, les enfants dorment par terre, au pied du lit des parents. Idem pendant les vacances : on se lave le moins possible et on dort à cinq dans la voiture. Même lorsque le père part travailler, sa femme et Christian l'accompagnent et attendent des heures dans la voiture qu'il ressorte de l'hôpital Laënnec. "J'y ai acquis une grande capacité d'observation, sourit l'artiste. Mais aussi une grande peur du monde. Je n'allais pas à l'école, je savais à peine lire, je ne parlais à personne, sauf à mes frères. Je suis sorti de chez moi seul pour la première fois à 20 ans, pour aller suivre un cours de dessin. Et ça s'est très mal passé. Sans l'art et sans mes frères, j'aurais fini dans un asile."
Le "vieux frère", Jean-Elie, futur linguiste et déjà puits de science, lui raconte le monde. Luc, catalogué artiste de la famille pour son amour des vers et des pinceaux, l'entraîne derrière lui. "J'avais fait un petit objet en pâte à modeler, il m'a dit que c'était bien. J'avais 12 ou 13 ans. Le mythe familial en a fait le moment-clé. Je me suis mis à peindre, beaucoup, tout le temps." Quelques années plus tard, c'est encore Luc qui lui achètera ses premiers tableaux, Luc qui lui fera découvrir le Musée de l'homme et ses vitrines : "On y voyait des gens qui n'étaient pas des héros et des mondes disparus. L'influence a été décisive." Luc, encore, qui avec son maître d'alors, Pierre Bourdieu, plaidera pour Un art moyen (Editions de Minuit, 1965), leur essai sur les usages sociaux de la photographie. Dans la foulée, Christian adoptera la photo amateur comme support principal d'une oeuvre consacrée à la mémoire.
Luc le révolté, militant pro-FLN pendant la guerre d'Algérie, qui poussera l'audace jusqu'à quitter la maison à 20 ans, quand Christian y conservera son atelier jusqu'à 37 ans. "Enfants, nous avions un jeu tous les trois, se souvient-il. Luc était révolutionnaire et confectionnait des bombes ; moi j'étais un général putschiste, Jean-Elie tenait le Sénat. Le jeu de rôles continue. Il me traite de réactionnaire, moi je me moque de ses histoires de Parti socialiste." A distance, Luc corrige : "Il n'a aucune conscience politique et c'est lui qui croit au PS, moi plus du tout. Je me sens de plus en plus proche des communistes libertaires."
Ce genre de joute leur tient lieu de boussole. Chaque dimanche, quand toute la famille se retrouve rue de Grenelle, où habite toujours Jean-Elie et où s'est réinstallé Luc, ou encore au cours de leur déjeuner hebdomadaire en tête à tête, chacun retrouve sa place. "Je lui passe des livres, je lui en parle, il n'est pas obligé de les lire", sourit Luc. "Récemment, il m'a fait découvrir L'Esclave, de Singer, confie Christian, et une tribu incroyable de Nouvelle-Guinée, les... Boutafor." "Les Arapesh", corrige Luc. Au cours de ces repas, ils rejouent aussi l'éternel affrontement entre théâtre de texte et théâtre d'image, ou encore entre art du temps et de l'espace. Avec son lot habituel d'incompréhension. "Je crois qu'il voit l'art contemporain comme un truc pour épater les bourgeois et que, au fond, il a toujours pensé que j'étais un escroc", attaque Christian. "C'est un très grand créateur, rectifie Luc, et j'aime beaucoup ce qu'il fait. Il a l'oeil, il découpe le monde. Mais, de même qu'il ne voit rien dans un texte, il me manque parfois certaines clés, notamment celle du temps. Combien de temps doit-on rester devant une oeuvre pour en percevoir le sens ?"
"Tout nous sépare, poursuit Christian. Il croit au mal, moi je pense que le mal est en chacun de nous. Il n'est jamais aussi heureux que lorsqu'il prépare à manger pour une tablée d'enfants ; moi je n'aime ni les enfants ni les chiens. Je suis plus juif ; lui catholique et mystique." Cette fois, Luc Boltanski proteste. "Mystique, sûrement pas. Je n'ai pas de vie intérieure, c'est le monde qui m'intéresse. Mais je ne vois pas pourquoi la modernité devrait nous couper de toute une partie de l'humanité, des démons, des rituels, des fantômes." Catholique, au moins ? "Je refuse d'être affecté à une identité. J'ai tout de suite envie de trahir. Toute ma vie, j'ai fui et trahi. Ma famille, ma première femme, Bourdieu. L'identité unique c'est la pureté, le pire des pêchés, le vitriol de l'âme."
"Rester vivant", clame Luc. "Préparer sa mort et transmettre", rétorque Christian. Comme si, peu à peu, l'inversion des rôles faisait mentir les clichés. L'intellectuel amoureux de poésie et assoiffé de liberté. L'artiste obsédé par l'Histoire et le récit du monde. A moins, comme le dit leur ami commun le compositeur Franck Krawczyk, qu'il ne s'agisse de "la même histoire, l'une en plein, l'autre en creux". Une histoire d'hommes, de présence, de disparition. Avec ou sans mots.

Nathaniel Herzberg
Article paru dans l'édition du 17.07.08.

Les Boltanski, le mythe de la caverne


Les Dardenne, cinéaste à deux têtes

Frères et sœurs (1/15)

Stéphane Lavoué/Myop pour "Le Monde"Cinéastes plusieurs fois primés à Cannes, Jean-Pierre et Luc Dardenne ont été autant marqués par les luttes ouvrières de Belgique que par la morale chrétienne du père.

Ils appartiennent à deux clubs très fermés : celui des cinéastes plusieurs fois "palmés" à Cannes - en 1999 pour Rosetta, en 2005 pour L'Enfant - et celui des frères cosignant leurs films, comme les Taviani, les Coen, les Larrieu. L'aîné, Jean-Pierre, est né en 1951. Luc est de 1954. Ils parlent de concert. Quand l'un s'exprime, l'autre surenchérit, sans bémol. Pas un propos de l'un qui ne soit estampillé par l'autre.
Leur fief, c'est la Belgique. En particulier Seraing, la ville de leur enfance, une banlieue de Liège sur les bords de la Meuse, ancien haut lieu de la sidérurgie, site de cheminées exhalant des panaches de fumée. Marqués par cet air vicié et attentifs à ne pas succomber à la fascination esthétique des hauts-fourneaux, ils y ont tourné la plupart de leurs films. L'impact fantastique de ce décor à ciels gris et murs de brique reste obsédant chez eux.
Cette région industrielle qui fut le cadre de grandes luttes ouvrières et le foyer du mouvement syndicaliste belge a décidé de la philosophie des deux frères. Ils rêvent de films qui soient "une poignée de main". Résistant au sein d'un réseau communiste, dessinateur industriel et militant chrétien, Lucien, le père Dardenne, a toujours été très actif sur le plan social. C'est lui qui leur a transmis cette exigence morale et cet engagement qui sous-tendent leurs scénarios. "Quand un miséreux passait dans notre rue, faisait la manche, il l'invitait à venir prendre un bol de soupe chez nous." Retraité, il est devenu conseiller municipal et a fondé une association pour venir en aide aux démunis, aux réfugiés, aux femmes battues.
Trois ans séparent donc Jean-Pierre et Luc. Entre eux deux s'est intercalée une soeur, Marie-Claire. La petite dernière, Bernadette, est née après Luc, qui a toujours été proche d'elle, garçon manqué, joueuse de football, prompte à le rejoindre à la cave, où il s'adonnait à sa passion de la mécanique. Elle est aujourd'hui infirmière à Paris. En dépit des inévitables disputes ou jalousies, les frères ont toujours été inséparables. Et rarement en désaccord. "Luc est plus accueillant que moi. Il était toujours prêt à accepter de nouveaux gars dans notre bande. Je suis plus méfiant. Même si je sais qu'il a eu parfois raison", dit Jean-Pierre. Elèves dans la même école, avec les mêmes amis, ils ont dû accepter une séparation lorsque l'aîné a eu l'âge du lycée : "Quelque chose se rompait." "On s'est retrouvés après, dit Luc, mais l'écart s'était creusé. Moi j'aimais être avec les garçons de son âge, lesquels préféraient être entre eux. Il y avait les filles. On me disait : "Va jouer"..."
Un enseignant leur donne à tous deux le goût de la littérature et du cinéma. Puis leurs parcours divergent plus ou moins. A la fin de ses études secondaires, en 1969, Jean-Pierre se pique de théâtre. Il veut être comédien. Il rencontre le dramaturge Armand Gatti, devient son assistant. De son côté, Luc commence des études littéraires, puis finit par rejoindre son frère, émerveillé à son tour par Gatti : "Il nous a ouvert les yeux sur l'art, la politique, la vie, sur les rapports que ces choses entretiennent entre elles."
Quand Gatti quitte la Belgique, Luc repart faire des études de philosophie à Louvain et entreprend un cursus en sociologie politique, tout en restant vidéaste. C'est à ce moment-là que Jean-Pierre et Luc tournent ensemble des vidéos d'intervention dans les cités ouvrières de Wallonie, signent des documentaires militants, déterminés à faire oeuvre de mémoire du mouvement ouvrier : "On filmait des individus qui avaient fait des choix pour une société plus juste. Des individus ayant lutté contre le fascisme, la division du travail, l'autoritarisme syndical et la collaboration avec le patronat." Jean-Pierre est à la caméra, Luc au son. Plus tard, Luc tiendra la plume, mais les scénarios sont écrits à deux mains.
En 1981, les frères réalisent à Liège trois documentaires sur les radios libres, les émigrants polonais et l'oeuvre de Jean Louvet, un promoteur du théâtre social. Quand ils passent à la fiction, en 1986, c'est pour raconter l'histoire de frères, des juifs, à Berlin, en 1938, dans Falsch. Puis, au fil de réflexions sur la banalité du mal, sur la rédemption, mais aussi sur l'héritage, sur la culpabilité, ils montrent combien leur tient à coeur le problème de la responsabilité du père dans l'éducation du fils, au prix d'une remise en question de la toute-puissance paternelle. Dans La Promesse, un fils s'oppose à son père, qui exploite des travailleurs clandestins ; dans Le Fils, un homme recueille le jeune assassin de son fils et l'adopte. L'Enfant est l'histoire d'un jeune père qui vend son nouveau-né.
Récurrente à l'écran, cette relation difficile entre père et fils suggère un vécu qui reste dans le non-dit. Rien ne filtre de ce qui pourrait avoir soudé les deux hommes contre une figure autoritaire. Sinon la sévérité avec laquelle leur père vérifiait, dans sa revue catholique de chevet, les cotes morales des films qu'ils désiraient voir : le Robin des bois avec Errol Flynn resta pendant un temps un fantasme. Ils ne l'avaient pas vu car il était déconseillé aux enfants ! Un documentaire de Jean-Pierre Limosin, à paraître en septembre, Le Home Cinéma des frères Dardenne, les montre le dernier jour d'un tournage. Après la mise en boîte du dernier plan du film Le Silence de Lorna, qui sort le 27 août, on voit Jean-Pierre s'éloigner sur un pont, pour aller fumer une cigarette. Et, image magnifique, Luc qui lui emboîte le pas. Aimanté, relié par un fil invisible, comme au temps où il s'improvisait jumeau.
"Je ne pourrais pas faire de film sans lui et il ne pourrait pas en faire sans moi. Dépendance réciproque qui ne provoque pas de ressentiment", dit Luc, qui parle d'eux comme d'un "cinéaste bicéphale". Comment s'opère cette osmose qui leur donne tant d'ouverture aux autres ? "Jean-Pierre et Luc ne forment pas une fratrie fusionnelle, témoigne leur producteur, Denis Freyd, que l'on appelle parfois le "troisième frère". Ils se subliment mutuellement, confrontent leurs points de vue, et, à l'arrivée, ce 1 + 1 égale plus que 2. Leurs films, ce n'est pas le dénominateur commun de leur pensée. C'est l'aboutissement d'une dialectique constructive, le fruit d'un dialogue qui augmente leur énergie, leur intelligence." Leur monteuse, Marie-Hélène Dozo - la troisième soeur ? -, joue l'arbitre : "En cas de discussions, on est toujours deux contre un, ça permet de trancher !"
L'un vit à Bruxelles, l'autre à Liège. Ils partagent une passion commune pour Robert Bresson, l'équipe de foot du Standard, la gastronomie italienne et les faits divers. La Bible, la symbolique chrétienne les a marqués autant l'un que l'autre. Comme l'affection de leur mère chanteuse, le souvenir vivace des escapades pour aider leur père dans son travail de géomètre. Ou encore l'enfance partagée avec une soeur acharnée à éviter les fâcheries (Marie-Claire) et l'autre plus révoltée (Bernadette).
"Le jour où nous ferons un film à deux voix sur notre enfance, nous comprendrons peut-être mieux ce qui nous tient ensemble", écrit Luc dans son Journal (Au dos de nos images, Seuil 2005). "J'aimerais que ce film commence par un écran noir qui s'allume, découvrant une chambre avec des lits jumeaux dans lesquels sont couchés deux garçonnets en pyjama." Les gamins se disputant avec l'interrupteur, l'un cherchant à éteindre et l'autre à rallumer "jusqu'à 24 fois en une seconde", et le père criant : "Eteignez ! Silence !" Le film s'appellerait Pater noster...

Jean-Luc Douin

LE MONDE 14.07.08 16h34
Article paru dans l'édition du 15.07.08.

mardi 15 juillet 2008

Mandela: His 8 Lessons of Leadership

By Richard STENGEL
Times, Wednesday, Jul. 09. 2008

Though Mandela has retreated from the public stage,
the 90-year-old still speaks out,
as he did in condemning Zimbabwe's Mugabe.
Hans Gedda / Sygma / Corbis

Nelson Mandela has always felt most at ease around children, and in some ways his greatest deprivation was that he spent 27 years without hearing a baby cry or holding a child's hand. Last month, when I visited Mandela in Johannesburg — a frailer, foggier Mandela than the one I used to know — his first instinct was to spread his arms to my two boys. Within seconds they were hugging the friendly old man who asked them what sports they liked to play and what they'd had for breakfast. While we talked, he held my son Gabriel, whose complicated middle name is Rolihlahla, Nelson Mandela's real first name. He told Gabriel the story of that name, how in Xhosa it translates as "pulling down the branch of a tree" but that its real meaning is "troublemaker."
As he celebrates his 90th birthday next week, Nelson Mandela has made enough trouble for several lifetimes. He liberated a country from a system of violent prejudice and helped unite white and black, oppressor and oppressed, in a way that had never been done before. In the 1990s I worked with Mandela for almost two years on his autobiography, Long Walk to Freedom. After all that time spent in his company, I felt a terrible sense of withdrawal when the book was done; it was like the sun going out of one's life. We have seen each other occasionally over the years, but I wanted to make what might be a final visit and have my sons meet him one more time.
I also wanted to talk to him about leadership. Mandela is the closest thing the world has to a secular saint, but he would be the first to admit that he is something far more pedestrian: a politician. He overthrew apartheid and created a nonracial democratic South Africa by knowing precisely when and how to transition between his roles as warrior, martyr, diplomat and statesman. Uncomfortable with abstract philosophical concepts, he would often say to me that an issue "was not a question of principle; it was a question of tactics." He is a master tactician.
Mandela is no longer comfortable with inquiries or favors. He's fearful that he may not be able to summon what people expect when they visit a living deity, and vain enough to care that they not think him diminished. But the world has never needed Mandela's gifts — as a tactician, as an activist and, yes, as a politician — more, as he showed again in London on June 25, when he rose to condemn the savagery of Zimbabwe's Robert Mugabe. As we enter the main stretch of a historic presidential campaign in America, there is much that he can teach the two candidates. I've always thought of what you are about to read as Madiba's Rules (Madiba, his clan name, is what everyone close to him calls him), and they are cobbled together from our conversations old and new and from observing him up close and from afar. They are mostly practical. Many of them stem directly from his personal experience. All of them are calibrated to cause the best kind of trouble: the trouble that forces us to ask how we can make the world a better place.

No. 1 Courage is not the absence of fear — it's inspiring others to move beyond it
In 1994, during the presidential-election campaign, Mandela got on a tiny propeller plane to fly down to the killing fields of Natal and give a speech to his Zulu supporters. I agreed to meet him at the airport, where we would continue our work after his speech. When the plane was 20 minutes from landing, one of its engines failed. Some on the plane began to panic. The only thing that calmed them was looking at Mandela, who quietly read his newspaper as if he were a commuter on his morning train to the office. The airport prepared for an emergency landing, and the pilot managed to land the plane safely. When Mandela and I got in the backseat of his bulletproof BMW that would take us to the rally, he turned to me and said, "Man, I was terrified up there!"
Mandela was often afraid during his time underground, during the Rivonia trial that led to his imprisonment, during his time on Robben Island. "Of course I was afraid!" he would tell me later. It would have been irrational, he suggested, not to be. "I can't pretend that I'm brave and that I can beat the whole world." But as a leader, you cannot let people know. "You must put up a front."
And that's precisely what he learned to do: pretend and, through the act of appearing fearless, inspire others. It was a pantomime Mandela perfected on Robben Island, where there was much to fear. Prisoners who were with him said watching Mandela walk across the courtyard, upright and proud, was enough to keep them going for days. He knew that he was a model for others, and that gave him the strength to triumph over his own fear.

No. 2 Lead from the front — but don't leave your base behind
Mandela is cagey. in 1985 he was operated on for an enlarged prostate. When he was returned to prison, he was separated from his colleagues and friends for the first time in 21 years. They protested. But as his longtime friend Ahmed Kathrada recalls, he said to them, "Wait a minute, chaps. Some good may come of this."
The good that came of it was that Mandela on his own launched negotiations with the apartheid government. This was anathema to the African National Congress (ANC). After decades of saying "prisoners cannot negotiate" and after advocating an armed struggle that would bring the government to its knees, he decided that the time was right to begin to talk to his oppressors.
When he initiated his negotiations with the government in 1985, there were many who thought he had lost it. "We thought he was selling out," says Cyril Ramaphosa, then the powerful and fiery leader of the National Union of Mineworkers. "I went to see him to tell him, What are you doing? It was an unbelievable initiative. He took a massive risk."
Mandela launched a campaign to persuade the ANC that his was the correct course. His reputation was on the line. He went to each of his comrades in prison, Kathrada remembers, and explained what he was doing. Slowly and deliberately, he brought them along. "You take your support base along with you," says Ramaphosa, who was secretary-general of the ANC and is now a business mogul. "Once you arrive at the beachhead, then you allow the people to move on. He's not a bubble-gum leader — chew it now and throw it away."
For Mandela, refusing to negotiate was about tactics, not principles. Throughout his life, he has always made that distinction. His unwavering principle — the overthrow of apartheid and the achievement of one man, one vote — was immutable, but almost anything that helped him get to that goal he regarded as a tactic. He is the most pragmatic of idealists.
"He's a historical man," says Ramaphosa. "He was thinking way ahead of us. He has posterity in mind: How will they view what we've done?" Prison gave him the ability to take the long view. It had to; there was no other view possible. He was thinking in terms of not days and weeks but decades. He knew history was on his side, that the result was inevitable; it was just a question of how soon and how it would be achieved. "Things will be better in the long run," he sometimes said. He always played for the long run.
No. 3 Lead from the back — and let others believe they are in front
Mandela loved to reminisce about his boyhood and his lazy afternoons herding cattle. "You know," he would say, "you can only lead them from behind." He would then raise his eyebrows to make sure I got the analogy.
As a boy, Mandela was greatly influenced by Jongintaba, the tribal king who raised him. When Jongintaba had meetings of his court, the men gathered in a circle, and only after all had spoken did the king begin to speak. The chief's job, Mandela said, was not to tell people what to do but to form a consensus. "Don't enter the debate too early," he used to say.
During the time I worked with Mandela, he often called meetings of his kitchen cabinet at his home in Houghton, a lovely old suburb of Johannesburg. He would gather half a dozen men, Ramaphosa, Thabo Mbeki (who is now the South African President) and others around the dining-room table or sometimes in a circle in his driveway. Some of his colleagues would shout at him — to move faster, to be more radical — and Mandela would simply listen. When he finally did speak at those meetings, he slowly and methodically summarized everyone's points of view and then unfurled his own thoughts, subtly steering the decision in the direction he wanted without imposing it. The trick of leadership is allowing yourself to be led too. "It is wise," he said, "to persuade people to do things and make them think it was their own idea."

No. 4 Know your enemy — and learn about his favorite sport
As far back as the 1960s, mandela began studying Afrikaans, the language of the white South Africans who created apartheid. His comrades in the ANC teased him about it, but he wanted to understand the Afrikaner's worldview; he knew that one day he would be fighting them or negotiating with them, and either way, his destiny was tied to theirs.

This was strategic in two senses: by speaking his opponents' language, he might understand their strengths and weaknesses and formulate tactics accordingly. But he would also be ingratiating himself with his enemy. Everyone from ordinary jailers to P.W. Botha was impressed by Mandela's willingness to speak Afrikaans and his knowledge of Afrikaner history. He even brushed up on his knowledge of rugby, the Afrikaners' beloved sport, so he would be able to compare notes on teams and players.
Mandela understood that blacks and Afrikaners had something fundamental in common: Afrikaners believed themselves to be Africans as deeply as blacks did. He knew, too, that Afrikaners had been the victims of prejudice themselves: the British government and the white English settlers looked down on them. Afrikaners suffered from a cultural inferiority complex almost as much as blacks did.
Mandela was a lawyer, and in prison he helped the warders with their legal problems. They were far less educated and worldly than he, and it was extraordinary to them that a black man was willing and able to help them. These were "the most ruthless and brutal of the apartheid regime's characters," says Allister Sparks, the great South African historian, and he "realized that even the worst and crudest could be negotiated with."
No. 5 Keep your friends close — and your rivals even closer
Many of the guests mandela invited to the house he built in Qunu were people whom, he intimated to me, he did not wholly trust. He had them to dinner; he called to consult with them; he flattered them and gave them gifts. Mandela is a man of invincible charm — and he has often used that charm to even greater effect on his rivals than on his allies.
On Robben Island, Mandela would always include in his brain trust men he neither liked nor relied on. One person he became close to was Chris Hani, the fiery chief of staff of the ANC's military wing. There were some who thought Hani was conspiring against Mandela, but Mandela cozied up to him. "It wasn't just Hani," says Ramaphosa. "It was also the big industrialists, the mining families, the opposition. He would pick up the phone and call them on their birthdays. He would go to family funerals. He saw it as an opportunity." When Mandela emerged from prison, he famously included his jailers among his friends and put leaders who had kept him in prison in his first Cabinet. Yet I well knew that he despised some of these men.
There were times he washed his hands of people — and times when, like so many people of great charm, he allowed himself to be charmed. Mandela initially developed a quick rapport with South African President F.W. de Klerk, which is why he later felt so betrayed when De Klerk attacked him in public.
Mandela believed that embracing his rivals was a way of controlling them: they were more dangerous on their own than within his circle of influence. He cherished loyalty, but he was never obsessed by it. After all, he used to say, "people act in their own interest." It was simply a fact of human nature, not a flaw or a defect. The flip side of being an optimist — and he is one — is trusting people too much. But Mandela recognized that the way to deal with those he didn't trust was to neutralize them with charm.
No. 6 Appearances matter — and remember to smile
When Mandela was a poor law student in Johannesburg wearing his one threadbare suit, he was taken to see Walter Sisulu. Sisulu was a real estate agent and a young leader of the ANC. Mandela saw a sophisticated and successful black man whom he could emulate. Sisulu saw the future.
Sisulu once told me that his great quest in the 1950s was to turn the ANC into a mass movement; and then one day, he recalled with a smile, "a mass leader walked into my office." Mandela was tall and handsome, an amateur boxer who carried himself with the regal air of a chief's son. And he had a smile that was like the sun coming out on a cloudy day.
We sometimes forget the historical correlation between leadership and physicality. George Washington was the tallest and probably the strongest man in every room he entered. Size and strength have more to do with DNA than with leadership manuals, but Mandela understood how his appearance could advance his cause. As leader of the ANC's underground military wing, he insisted that he be photographed in the proper fatigues and with a beard, and throughout his career he has been concerned about dressing appropriately for his position. George Bizos, his lawyer, remembers that he first met Mandela at an Indian tailor's shop in the 1950s and that Mandela was the first black South African he had ever seen being fitted for a suit. Now Mandela's uniform is a series of exuberant-print shirts that declare him the joyous grandfather of modern Africa.
When Mandela was running for the presidency in 1994, he knew that symbols mattered as much as substance. He was never a great public speaker, and people often tuned out what he was saying after the first few minutes. But it was the iconography that people understood. When he was on a platform, he would always do the toyi-toyi, the township dance that was an emblem of the struggle. But more important was that dazzling, beatific, all-inclusive smile. For white South Africans, the smile symbolized Mandela's lack of bitterness and suggested that he was sympathetic to them. To black voters, it said, I am the happy warrior, and we will triumph. The ubiquitous ANC election poster was simply his smiling face. "The smile," says Ramaphosa, "was the message."
After he emerged from prison, people would say, over and over, It is amazing that he is not bitter. There are a thousand things Nelson Mandela was bitter about, but he knew that more than anything else, he had to project the exact opposite emotion. He always said, "Forget the past" — but I knew he never did.
No. 7 Nothing is black or white
When we began our series of interviews, I would often ask Mandela questions like this one: When you decided to suspend the armed struggle, was it because you realized you did not have the strength to overthrow the government or because you knew you could win over international opinion by choosing nonviolence? He would then give me a curious glance and say, "Why not both?"
I did start asking smarter questions, but the message was clear: Life is never either/or. Decisions are complex, and there are always competing factors. To look for simple explanations is the bias of the human brain, but it doesn't correspond to reality. Nothing is ever as straightforward as it appears.
Mandela is comfortable with contradiction. As a politician, he was a pragmatist who saw the world as infinitely nuanced. Much of this, I believe, came from living as a black man under an apartheid system that offered a daily regimen of excruciating and debilitating moral choices: Do I defer to the white boss to get the job I want and avoid a punishment? Do I carry my pass?
As a statesman, Mandela was uncommonly loyal to Muammar Gaddafi and Fidel Castro. They had helped the ANC when the U.S. still branded Mandela as a terrorist. When I asked him about Gaddafi and Castro, he suggested that Americans tend to see things in black and white, and he would upbraid me for my lack of nuance. Every problem has many causes. While he was indisputably and clearly against apartheid, the causes of apartheid were complex. They were historical, sociological and psychological. Mandela's calculus was always, What is the end that I seek, and what is the most practical way to get there?
No. 8 Quitting is leading too
In 1993, Mandela asked me if I knew of any countries where the minimum voting age was under 18. I did some research and presented him with a rather undistinguished list: Indonesia, Cuba, Nicaragua, North Korea and Iran. He nodded and uttered his highest praise: "Very good, very good." Two weeks later, Mandela went on South African television and proposed that the voting age be lowered to 14. "He tried to sell us the idea," recalls Ramaphosa, "but he was the only [supporter]. And he had to face the reality that it would not win the day. He accepted it with great humility. He doesn't sulk. That was also a lesson in leadership."
Knowing how to abandon a failed idea, task or relationship is often the most difficult kind of decision a leader has to make. In many ways, Mandela's greatest legacy as President of South Africa is the way he chose to leave it. When he was elected in 1994, Mandela probably could have pressed to be President for life — and there were many who felt that in return for his years in prison, that was the least South Africa could do.
In the history of Africa, there have been only a handful of democratically elected leaders who willingly stood down from office. Mandela was determined to set a precedent for all who followed him — not only in South Africa but across the rest of the continent. He would be the anti-Mugabe, the man who gave birth to his country and refused to hold it hostage. "His job was to set the course," says Ramaphosa, "not to steer the ship." He knows that leaders lead as much by what they choose not to do as what they do.
Ultimately, the key to understanding Mandela is those 27 years in prison. The man who walked onto Robben Island in 1964 was emotional, headstrong, easily stung. The man who emerged was balanced and disciplined. He is not and never has been introspective. I often asked him how the man who emerged from prison differed from the willful young man who had entered it. He hated this question. Finally, in exasperation one day, he said, "I came out mature." There is nothing so rare — or so valuable — as a mature man. Happy birthday, Madiba.