vendredi 25 juillet 2008

Le chef des enfants

Frères et sœurs (8/15)

LE MONDE 22.07.08 13h51


STÉPHANE LAVOUÉ/MYOP POUR "LE MONDE"
Les Leclerc, Julien Clerc, 60 ans, chanteur,
Gérard Leclerc, 56 ans, rédacteur en chef à France 3.



Au commencement était Paul. A la fin aussi. La famille Leclerc célèbre toujours son anniversaire le 27 janvier, même s'il a disparu voilà cinq ans. L'aîné de ses enfants s'appelle Paul-Alain Leclerc, dit Julien Clerc. Comme son cadet, Gérard Leclerc, journaliste à la télévision, et leurs trois plus jeunes soeurs, Sylvie, Christine, Marianne, il raconte à l'envi combien ce père était brillant. Deuxième à l'agrégation de lettres classiques, issu du triangle d'or de l'ascension sociale façon IIIe République, Montaigne, Louis-le-Grand, Normale Sup. Jeanne Herry, la fille de Julien Clerc et de Miou-Miou, écrivit après la mort de son grand-père un petit livre lumineux, 80 étés (Gallimard, 2005).
A 60 ans, Julien Clerc a une allure de jeune homme qui aurait fait pas mal de route et une admiration intacte pour cet homme par qui la fratrie est arrivée. "Mon père me voulait à toute force." Il énonce cette vérité avec le sourire modeste et assuré de ceux qui ont été très aimés. Pour garder cet enfant de 2 ans, qu'il a eu au retour de la guerre avec la belle Evelyne Merlot, fille de la gouvernante de la famille, Paul Leclerc ira très loin dans la bataille judiciaire. Défendu par l'avocat et résistant Paul Arrighi, tandis que la mère de Julien a requis les services de l'avocat nationaliste Jean-Louis Tixier-Vignancourt, le père l'emporte. Une rareté, à l'époque, qui fera de lui un pionnier de la famille recomposée.
Remariage. Ghislaine Leclerc, qui a élevé Paul-Alain/Julien comme son fils, confirme : "Mon mari disait toujours que 1947 avait été une très bonne année. Celle de son fils et de sa vigne. Mais ça n'a pas créé plus de problèmes que ça entre les garçons, parce que Julien était le chef. Il a toujours été le chef." Elle a 86 ans, de beaux yeux bleus encore très vifs. C'est une femme affectueuse, qui parle vite, d'un ton décidé. Ses enfants l'adorent. C'est elle qui, dans l'ombre de Paul, a élevé cette famille de six enfants. Julien Clerc l'a toujours appelée maman.
Evidemment, il y avait ces week-ends pendant lesquels Paul-Alain disparaissait pour aller déjeuner chez sa "vraie" mère. Un immuable menu, dans lequel entraient des pâtes à la tomate et un grand amour de la chanson française. "Elle m'a acheté mes premiers disques." Excellente claveciniste, Ghislaine, elle, avait mis l'enfant au piano classique - "Il s'en est cogné sept ans !", rigole son frère - et emmenait sa nichée aux concerts du jeudi des Musigrains.
Les deux aînés ont toujours partagé la même chambre. "Paul-Alain, c'était le grand frère qui découvrait tout avant moi et qui m'apprenait les choses. On écoutait la radio, le soir, au lit. Il y avait des feuilletons, Arsène Lupin...", raconte Gérard Leclerc, le cadet de quatre ans. Aujourd'hui, ils dînent souvent ensemble, ne se sont jamais fâchés ni de près ni de loin. Le plus jeune, chef du service politique de France 3, s'amuse de la fascination de l'aîné pour la politique. "Ce n'est pas une question de droite ou de gauche. Mitterrand était venu dîner chez lui et il est très copain avec Villepin, qu'il a rencontré par notre soeur Marianne. Pendant la campagne présidentielle, ça discutait très fort."
Il y eut, chez Julien Clerc, des dîners avec son frère, les Villepin, Carla Bruni et son compagnon de l'époque, Raphaël Enthoven. Le chanteur a écrit l'un des morceaux du nouveau disque de l'épouse du président de la République, qu'il connaît depuis longtemps. "Maintenant, Carla, raconte Julien Clerc en souriant à son frère, c'est "mon mari" par-ci, "mon mari" par-là..." Une sorte d'indulgence amusée.
"Heureusement que je n'ai pas de talent pour chanter. Ça m'aurait ennuyé de ramer derrière. Du coup, la jalousie n'a pas tellement de place", dit Gérard. C'est lui qui emploie pour Julien l'expression "le chef des enfants". Elle fait sourire l'intéressé. "C'est vrai que j'avais un peu ce statut-là. Je ne crois pas l'avoir cherché." Sous une photo de vacances à la mer, où l'on voit deux enfants gros comme des crevettes, Ghislaine Leclerc a écrit : "Paul-Alain, intrépide, rassure Marianne qui a peur des grosses vagues."
Cela lui parle, la fratrie, à Julien Clerc. Il est en train de lire Brothers, du Chinois Yu Hua. "C'est très triste et très drôle, un peu déjanté." Encore un titre qu'il conseillera à son frère. Car les livres circulent à haut débit dans cette famille. Le chef des enfants vient d'avoir un bébé, en avril. Sa soeur Marianne, en plus du cadeau pour le petit Léonard, lui apporte un livre de Stefan Zweig sur Marceline Desbordes-Valmore, dont Julien Clerc a chanté le poème Les Séparés. A Sylvie, l'aînée des filles, Julien a recommandé La Formule préférée du professeur, de Yoko Ogawa (Actes Sud, 2008).
La formule préférée du professeur Paul Leclerc, pendant l'été, était d'arpenter l'Europe en entassant tous ses enfants dans un grand break Citroën. Ce haut fonctionnaire de l'Unesco avait une passion pour les voyages culturels. La fratrie a enquillé les musées jusqu'à plus soif. "Côté culture, on avait des parents un peu écrasants. Les vers en latin, etc. En même temps, je n'en connais pas beaucoup qui se soient décarcassés autant pour leurs enfants", raconte Christine, traductrice et interprète.
En concevoir l'idée d'une famille guindée serait exagéré. A chaque extrémité de la table, où siégeaient père et mère qui se voussoyaient, chaque enfant occupait toujours la même place pour le dîner. Mais lorsque venait l'heure d'écouter le polémiste Jean Nocher sur France Inter, il arrivait que l'indiscipline régnât. "L'émission était annoncée par une espèce de grelot, et nous on criait "C'est Jean Hochet !", mon père était furieux parce qu'il n'entendait plus rien", raconte Sylvie.
Julien Clerc constate : "Mon père espérait que je ferai la même chose que lui, de brillantes études. Mais c'est mon frère qui les a faites, pas moi." Du temps où Gérard Leclerc avait les cheveux aux épaules, il est sorti major de Sciences Po. "Je voulais montrer que moi aussi je pouvais être le meilleur !" Sans trop se frapper de la contrariété paternelle car il ne continuait pas à l'ENA.
Entre ces frères et soeurs, un ciment commun permet sans doute de passer par-dessus les vicissitudes de la vie. "Mon père nous a légué l'honnêteté intellectuelle. Pas de la raideur ni de la rigidité, mais une certaine droiture", dit Julien Clerc. C'est Julie, la femme de Gérard Leclerc, animatrice et pilier d'Europe 1, qui a eu l'idée de continuer à fêter le 27 janvier. "Une protestante, avec des qualités très profondes", juge Ghislaine Leclerc. "On était cinq soeurs, dit Julie. Je ne crois pas que j'aurais pu vivre avec un fils unique. Il me fallait quelqu'un qui vienne d'une famille nombreuse, pour le partage, l'enfance en communauté."
Le chef des enfants comprend cela très bien, qui a toujours vécu avec des femmes pour qui la fratrie comptait beaucoup : France Gall, Miou-Miou, ou l'avant-dernière, Virginie. "Mes frères et soeurs, je me suis rapproché ou éloigné d'eux au gré des femmes", dit-il. En ce moment, il est en période de rapprochement et cela le rend "très heureux".
Sa nouvelle compagne, Hélène, une Poitevine comme les Leclerc, est "très littéraire. C'est exactement le genre de femme que mon père aurait adorée". Alors... Il raconte que quand le bébé est né, son frère Gérard lui a envoyé ce texto : "Tu seras toujours un exemple pour nous tous." Il en a apprécié toute l'ironie et l'affection masquée. Encore un héritage de Paul.

Béatrice Gurrey
Article paru dans l'édition du 23.07.08.

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