mardi 22 juillet 2008

Les Boltanski, le mythe de la caverne

Frères et sœurs (3/15)

LE MONDE 16.07.08 15h39

STÉPHANE LAVOUÉ/MYOP POUR "LE MONDE"
Les Boltanski, Christian, 63 ans, plasticien, Luc, 68 ans, sociologue.
L'un explique, l'autre pas. L'un s'obstine à vouloir comprendre le monde, l'autre se contente de le sentir. L'un choisit ses mots, le débit lent et régulier, en tirant sur sa pipe dans un bureau de 8 m2 au coeur du Quartier latin ; l'autre alterne silences, accélérations verbales et éclats de rire, dans une ancienne menuiserie de Malakoff, où cohabitent tours de cartons, sacs de couchage et autres morceaux d'installations à venir. Le scientifique et l'artiste. Le cérébral et l'intuitif. Bienvenue dans le joli monde de Luc et Christian Boltanski.
C'est Christian, figure internationale de l'art contemporain, seul Français systématiquement classé dans le top 20 mondial, qui le dit : "Un artiste est quelqu'un qui affirme. Quand je dis le ciel est rouge, il est rouge. Pour Luc, ça ne marche pas comme ça. Il faut tenir compte de tel penseur du XIIe siècle qui l'a déjà dit et de tel autre qui a rétorqué qu'il tirait sur le violet. Il me conseille de les lire avant de parler. Je lui conseille de brûler ses livres et de penser par lui-même." Luc, directeur d'étude à l'EHESS et père de la "sociologie pragmatique", précise : "Christian prétend ne jamais ouvrir un livre et détester le texte, ce qui n'est sans doute pas complètement vrai. Je suis censé me désintéresser des arts plastiques et ne rien voir dans l'espace, ce qui n'est pas complètement faux. Nous sommes face à la question assez classique et assez compliquée de la différenciation."
Pour l'approcher, un détour par la lignée Boltanski s'impose. Né dans une famille juive originaire de Russie, le père, médecin, s'est converti au christianisme. La mère, née dans une famille bourgeoise désargentée, atteinte de la polio à 22 ans, a abandonné ses études. La guerre survient et ses lois antijuives. Dans l'appartement du 7e arrondissement, une dispute éclate. Hurlements, claquements de porte. A la concierge, on explique que le père a abandonné le domicile familial. A Luc, 2 ans, que papa est parti. Le divorce est prononcé. A la Libération, l'enfant assiste "avec effroi" au retour du père. L'homme était caché dans un réduit, aménagé sous le plancher. "Il sortait la nuit, c'est même comme ça que j'ai été conçu", raconte Christian, né en 1944.
Commence une vie de rescapés, marquée par la peur, la trahison, la honte. La mère s'est détournée de sa propre famille, largement pétainiste. Désormais écrivain, elle a embrassé les idées révolutionnaires du "parti des résistants". "A la maison, elle faisait cohabiter quelques familles catholiques, beaucoup de communistes juifs et une poignée d'artistes homo, se souvient Luc. Je sentais évidemment des tensions entre tout ça. Les sciences sociales m'ont donné l'espoir d'éliminer ces tensions. Jusqu'à ce que je comprenne que c'était justement ça, le monde. Mais c'était beaucoup plus tard."
En ce début des années 1950, la joyeuse constellation qui gravite rue de Grenelle cache un noyau autrement plus traumatique. Pour éviter tout accident, la famille a choisi la fusion. Dans le grand appartement, les enfants dorment par terre, au pied du lit des parents. Idem pendant les vacances : on se lave le moins possible et on dort à cinq dans la voiture. Même lorsque le père part travailler, sa femme et Christian l'accompagnent et attendent des heures dans la voiture qu'il ressorte de l'hôpital Laënnec. "J'y ai acquis une grande capacité d'observation, sourit l'artiste. Mais aussi une grande peur du monde. Je n'allais pas à l'école, je savais à peine lire, je ne parlais à personne, sauf à mes frères. Je suis sorti de chez moi seul pour la première fois à 20 ans, pour aller suivre un cours de dessin. Et ça s'est très mal passé. Sans l'art et sans mes frères, j'aurais fini dans un asile."
Le "vieux frère", Jean-Elie, futur linguiste et déjà puits de science, lui raconte le monde. Luc, catalogué artiste de la famille pour son amour des vers et des pinceaux, l'entraîne derrière lui. "J'avais fait un petit objet en pâte à modeler, il m'a dit que c'était bien. J'avais 12 ou 13 ans. Le mythe familial en a fait le moment-clé. Je me suis mis à peindre, beaucoup, tout le temps." Quelques années plus tard, c'est encore Luc qui lui achètera ses premiers tableaux, Luc qui lui fera découvrir le Musée de l'homme et ses vitrines : "On y voyait des gens qui n'étaient pas des héros et des mondes disparus. L'influence a été décisive." Luc, encore, qui avec son maître d'alors, Pierre Bourdieu, plaidera pour Un art moyen (Editions de Minuit, 1965), leur essai sur les usages sociaux de la photographie. Dans la foulée, Christian adoptera la photo amateur comme support principal d'une oeuvre consacrée à la mémoire.
Luc le révolté, militant pro-FLN pendant la guerre d'Algérie, qui poussera l'audace jusqu'à quitter la maison à 20 ans, quand Christian y conservera son atelier jusqu'à 37 ans. "Enfants, nous avions un jeu tous les trois, se souvient-il. Luc était révolutionnaire et confectionnait des bombes ; moi j'étais un général putschiste, Jean-Elie tenait le Sénat. Le jeu de rôles continue. Il me traite de réactionnaire, moi je me moque de ses histoires de Parti socialiste." A distance, Luc corrige : "Il n'a aucune conscience politique et c'est lui qui croit au PS, moi plus du tout. Je me sens de plus en plus proche des communistes libertaires."
Ce genre de joute leur tient lieu de boussole. Chaque dimanche, quand toute la famille se retrouve rue de Grenelle, où habite toujours Jean-Elie et où s'est réinstallé Luc, ou encore au cours de leur déjeuner hebdomadaire en tête à tête, chacun retrouve sa place. "Je lui passe des livres, je lui en parle, il n'est pas obligé de les lire", sourit Luc. "Récemment, il m'a fait découvrir L'Esclave, de Singer, confie Christian, et une tribu incroyable de Nouvelle-Guinée, les... Boutafor." "Les Arapesh", corrige Luc. Au cours de ces repas, ils rejouent aussi l'éternel affrontement entre théâtre de texte et théâtre d'image, ou encore entre art du temps et de l'espace. Avec son lot habituel d'incompréhension. "Je crois qu'il voit l'art contemporain comme un truc pour épater les bourgeois et que, au fond, il a toujours pensé que j'étais un escroc", attaque Christian. "C'est un très grand créateur, rectifie Luc, et j'aime beaucoup ce qu'il fait. Il a l'oeil, il découpe le monde. Mais, de même qu'il ne voit rien dans un texte, il me manque parfois certaines clés, notamment celle du temps. Combien de temps doit-on rester devant une oeuvre pour en percevoir le sens ?"
"Tout nous sépare, poursuit Christian. Il croit au mal, moi je pense que le mal est en chacun de nous. Il n'est jamais aussi heureux que lorsqu'il prépare à manger pour une tablée d'enfants ; moi je n'aime ni les enfants ni les chiens. Je suis plus juif ; lui catholique et mystique." Cette fois, Luc Boltanski proteste. "Mystique, sûrement pas. Je n'ai pas de vie intérieure, c'est le monde qui m'intéresse. Mais je ne vois pas pourquoi la modernité devrait nous couper de toute une partie de l'humanité, des démons, des rituels, des fantômes." Catholique, au moins ? "Je refuse d'être affecté à une identité. J'ai tout de suite envie de trahir. Toute ma vie, j'ai fui et trahi. Ma famille, ma première femme, Bourdieu. L'identité unique c'est la pureté, le pire des pêchés, le vitriol de l'âme."
"Rester vivant", clame Luc. "Préparer sa mort et transmettre", rétorque Christian. Comme si, peu à peu, l'inversion des rôles faisait mentir les clichés. L'intellectuel amoureux de poésie et assoiffé de liberté. L'artiste obsédé par l'Histoire et le récit du monde. A moins, comme le dit leur ami commun le compositeur Franck Krawczyk, qu'il ne s'agisse de "la même histoire, l'une en plein, l'autre en creux". Une histoire d'hommes, de présence, de disparition. Avec ou sans mots.

Nathaniel Herzberg
Article paru dans l'édition du 17.07.08.

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