dimanche 9 novembre 2008

Obama, une leçon pour les gauches d'Europe

Point de vue
par Isabelle Ferreras
LE MONDE 07.11.08 13h59 • Mis à jour le 07.11.08 13h59

Durant ces trente dernières années, la gauche européenne s'interrogeait : que diable faisaient les progressistes américains ? Où étaient-ils passés ? La question avait le don de rassurer. Car tout allait beaucoup mieux sur le Vieux Continent. Un continent européen qui, lui, avait de "vraies traditions" ouvrières, socialistes, solidement ancrées, contrairement à ce pauvre Nouveau Monde qui n'avait jamais lu Marx jusqu'au bout... Et la gauche européenne de se trouver toute réconfortée de porter ici ou là ses partis au pouvoir, de voir ses organisations syndicales tolérées... Et si l'histoire était plus complexe, et un rien moins charmante que cela pour la gauche du Vieux Continent ? Et si la scène politique américaine nourrissait la réflexion des gauches d'Europe ?
Que s'est-il passé aux Etats-Unis ? Après la Grande Dépression des années 1930, l'idée que l'Etat doit jouer un rôle crucial dans le fait de construire une économie saine s'est imposée. Le compromis social-démocrate, comme l'appellent les Européens, fondé sur la doctrine économique keynésienne, justifie alors une imposition au niveau de l'Etat fédéral américain, des dépenses publiques et une fonction redistributive fortes. Ce rôle-clé de l'Etat s'impose entre autres grâce à la mise en œuvre, avec succès, du New Deal de Franklin Roosevelt entre 1933 et 1936.
Cette période dramatique marque profondément les esprits de la droite américaine. Celle-ci se lance dans la bataille des idées, et débute un travail intellectuel et militant de plusieurs décennies qui engendrera la fondation de l'American Enterprise Institute (1943) avant celles des Heritage Foundation (1973) et Cato Institute (1977). Une pyramide de think tanks de droite, promouvant l'idée du "gouvernement limité", des libertés individuelles avant tout, de la liberté d'entreprendre sans entrave et du nationalisme américain couplé à une défense nationale "agressive".
Ces think tanks régressistes travaillent au corps le personnel politique républicain et son électorat par des relais médiatiques de plus en plus solides et contribuent aux succès électoraux du parti républicain, de Ronald Reagan à George W. Bush. Si la gauche américaine entame une longue traversée du désert au début des années 1970, c'est que les efforts entamés par ses adversaires trois décennies plus tôt portent leurs fruits. La contre-offensive idéologique menée par l'alliance des néolibéraux et des néoconservateurs est alors devenue trop puissante pour être endiguée.
Le programme du candidat Barack Obama est l'héritier, en miroir, de cette histoire d'hégémonie idéologique. Il y a dix ans, quand il se présente aux électeurs de Chicago, Obama est soutenu par la frange la plus progressiste parmi les démocrates américains. Il défend un agenda opposé au mainstream idéologique de l'époque : sécurité sociale renforcée, investissement public dans l'éducation et la santé, représentation syndicale dans les entreprises entre autres. Certes, aujourd'hui, parlant à toute l'Amérique, son discours s'est quelque peu arrondi. Mais les fondamentaux perdurent : une théorie de la fonction de la puissance publique restaurée dans sa capacité à jouer un rôle redistributif et industriel, à l'opposé de la doctrine de la droite américaine. Il y a huit et quatre ans, les candidats démocrates Al Gore puis John Kerry n'ont jamais osé articuler de tels principes.
Aujourd'hui, les Américains font confiance à Barack Obama pour restaurer l'économie, pas à John McCain. Serait-ce une question d'image ? Un candidat qui saurait dégainer son sourire craquant au bon moment ? Certes cela compte. Mais le retournement de situation provient bien d'un renversement idéologique préparé par la gauche américaine depuis de longues années.
Car que faisait la gauche américaine durant ces décennies d'inquiétude pour la gauche européenne ? Elle tirait les leçons de l'offensive des idées conservatrices. Elle organisait un contexte favorable à l'articulation d'un projet démocrate enfin différent de la copie version allégée du programme républicain. Elle s'attelait progressivement à une tâche titanesque. Elle réorganisait son tissu militant asphyxié entre un parti démocrate droitisé et des taux d'affiliation syndicale en chute libre (de la création d'Association of Community Organisation for Reform Now en 1970 à celle de MoveOn.org en 1998 et de Working America en 2003).
Elle poussait le Parti démocrate vers la gauche dans le contexte difficile d'un système majoritaire (création du New Party en 1992 et du Working Families Party en 1998). Enfin, elle rebâtissait un projet social-démocrate digne de ce nom en démontrant la pertinence de ses propositions au niveau des Etats et en marquant des victoires locales spécifiques (par exemple, la coordination de la qualification professionnelle dans les bassins d'emploi du Wisconsin coordonnée par le Center on Wisconsin Strategy).
Enfin, après le traumatisme de la prise de fonctions de George W. Bush en 2000, alors que la domination des républicains semblait plus inoxydable que jamais, la gauche s'est attelée à formuler sa vision et à rassembler une nouvelle coalition, au-delà des lignes de partage traditionnelles : élus locaux et nationaux, mouvement syndical, mouvement environnemental, églises de toutes confessions, green business leaders, centres de recherche progressistes, mouvements étudiants... Conçu après les attaques du 11 septembre 2001, le projet Apollo Alliance en est l'exemple emblématique.
A l'équation de Bush - terrorisme-destruction de l'environnement-délocalisation de l'emploi industriel -, l'Apollo Alliance a répondu : indépendance vis-à-vis des pays producteurs de pétrole et de terrorisme-sauvegarde de l'environnement et énergies renouvelables-emplois manufacturiers et de service, non délocalisables et syndiqués.
Aujourd'hui, ce n'est pas un hasard si Dan Carol, initiateur de l'Apollo Alliance avec Joel Rogers et Robert Borosage, se trouve être le director of content and issues ("directeur du programme et des enjeux") de la campagne Obama.
La force du candidat démocrate aujourd'hui vient aussi de ce long travail de préparation. Evidemment, la crise financière a accéléré ce travail de maturation. Evidemment, le charisme de Barack et Michelle Obama fait une réelle différence. Mais qui peut dire ce que serait la crédibilité - la capacité à être cru - du candidat démocrate sans ce patient travail de réflexion, de proposition et de coalition des gauches américaines ?
C'est à la gauche européenne de se poser aujourd'hui la question. Car il est à craindre qu'elle se trouve dans le même état de faiblesse idéologique et programmatique que celui dans lequel se trouvait la gauche américaine des années 1970.
Les victoires politiques se préparent sur le long terme. Rassembler ses composantes, articuler une vision cohérente, énoncer des propositions concrètes, ambitieuses et compréhensibles par tous, démontrer son sérieux et son efficacité par des succès locaux : voilà qui a contribué à la victoire attendue aujourd'hui. Et si les gauches d'Europe s'inspiraient, une fois n'est pas coutume, des Etats-Unis...

Isabelle Ferreras est professeur à l'Université catholique de Louvain, senior research associate, Labor and Worklife Program, Harvard Law School.

Article paru dans l'édition du 08.11.08.

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