vendredi 2 mai 2008

Un quart d'heure avant la révolte ?

Point de vue, par François Dubet
LE MONDE 02.05.08
Au train où vont les choses, les commémorations de Mai 68 pourraient bien prendre l'allure d'un remake. Les corporations protégées se sentent menacées ; et pas seulement les cheminots. Les jeunes des "banlieues" sont toujours dans une sourde dissidence et les braises des émeutes ne s'éteindront pas de sitôt. Bonne nouvelle : les salariés les plus mal payés et les plus maltraités ne se taisent plus, à l'image des employés des supermarchés. Les lycéens et les étudiants les plus inquiets se mobilisent et se mobiliseront à la première occasion. Les fonctionnaires, les chercheurs et les professionnels de la culture se sentent abandonnés. Les policiers eux-mêmes en ont assez de "faire du chiffre". Le prix des achats quotidiens augmente bien plus vite que les revenus. Les classes moyennes craignent que leurs enfants ne trouvent plus de place honorable. Les jeunes sont maintenant défavorisés, ils le savent et en veulent aux plus âgés qui craignent pour leurs retraites...
Bref, tous ou presque sont mécontents, même si c'est pour des raisons différentes, et souvent même pour des raisons opposées. Et, pendant ce temps, les très hauts revenus explosent et s'affichent comme le font les nouveaux riches : on n'a jamais vendu autant de voitures de luxe et les places des ports de plaisance ne satisfont pas la demande.
Le climat n'est pas à la révolution, il est celui que décrivait si bien Que la fête commence !, le film de Tavernier racontant une société se déchirant profondément quand la petite noblesse et les paysans n'y croyaient plus alors que la Régence s'amusait. Après les élections municipales, tout devient possible, car la popularité du prince est aussi basse que la croissance : qu'il parle ou qu'il se taise, qu'il avance ou qu'il recule, il paraît s'enfoncer dans une spirale d'illégitimité.
L'air du temps n'est pas sans rappeler celui qui a précédé Mai 68. Alors que la France semblait s'ennuyer, les salariés pensaient qu'ils ne profitaient pas de la richesse, et les grèves se multipliaient, bien avant le mois de mai. Les "groupuscules" élargissaient leur influence comme le fait maintenant la gauche de la gauche, alors que, hier comme aujourd'hui, la gauche parlementaire semblait trop incertaine pour gouverner. A y regarder de près, le climat social est bien plus mauvais aujourd'hui qu'il ne l'était voici quarante ans. Pourtant, tout oppose les deux périodes et, si la fête recommence demain, elle ne sera pas la répétition de Mai 68. A bien des égards, elle en sera même l'opposé.
Le gaullisme étouffait la société parce qu'il incarnait un trop plein d'Etat, une forme de monarchie républicaine dont bien des Français, notamment les plus jeunes et les plus "modernes", ne voulaient plus. Aujourd'hui, Nicolas Sarkozy incarne la faiblesse et les caprices de l'Etat au-delà d'un volontarisme verbal qui semble de plus en plus velléitaire et inconstant. Il incarne plus l'arrogance et la légèreté des plus riches que le poids des institutions.
En même temps, si l'opinion s'en détache dès qu'il s'agit de réformer la société, elle approuve les politiques de sécurité, cependant plus démonstratives qu'efficaces, elle soutient les accents des contre-réformes, elle approuve les leçons de morale en reprochant aux dirigeants de ne pas s'y plier, elle reste sourdement hostile aux migrants et à l'Europe. Elle déteste le narcissisme et le clinquant, elle craint le libéralisme et elle aime l'ordre.
Au-delà d'une critique morale des politiques sécuritaires les plus scandaleuses, la gauche de la gauche elle-même mêle des appels révolutionnaires à la nostalgie d'un ordre national républicain au nom duquel l'avenir serait plus derrière que devant nous, au nom duquel la nation nous protégerait mieux que l'Europe. Aussi la "fête" pourrait-elle être l'appel à un ordre d'autant plus parfait qu'il est perdu, bien plus qu'un désir de changement.
Mai 68 a été porté par un désir de libération. Nous vivons aujourd'hui les angoisses et les épreuves de la liberté, et pas seulement de la liberté économique. De tous les pays comparables, les jeunes Français sont ceux qui croient le moins aux vertus du marché, ceux qui ont le moins confiance dans les institutions, ceux qui ont le moins confiance en eux-mêmes, ceux qui pensent que leur avenir et celui de leur société est le plus sombre, et ceux qui sont le moins disposés à financer les retraites des aînés.
Les enquêtes nous apprennent aussi que les jeunes Français sont les seuls à penser que l'éducation doit apprendre la discipline plutôt que l'autonomie personnelle. Sur ce point, Mai 68 s'est renversé. Il est vrai que la croissance et le quasi-plein-emploi des années 1960 rendaient le partage plus facile hier et que l'avenir semblait plus ouvert. Il est vrai aussi que l'incapacité de la gauche à dessiner une véritable alternative réformiste, et donc à faire son travail en dehors d'une bonne gestion locale, ne laisse guère d'autre alternative à la révolte que la juxtaposition de défenses contradictoires.
Personne ne peut dire ce qui va se passer dans les mois qui viennent, et peut-être ne se passera-t-il rien de marquant. Personne ne peut savoir si la fête éclatera. Mais tous les ingrédients de l'explosion sont présents : faible adhésion au pouvoir, faiblesse tout aussi grande de l'opposition, addition de frustrations et de plaintes... Il suffit qu'une "maladresse" assemble ces éléments pour que la fête recommence. Dans ce cas, elle ne sera ni le retour de Mai 68 ni son refus, elle en sera comme l'image renversée.

François Dubet est sociologue à l'université de Bordeaux-II, EHESS
Article paru dans l'édition du 03.05.08.

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