vendredi 2 mai 2008

Avoir 20 ans en 1968, à New York

Point de vue , par Paul Auster
LE MONDE 02.05.08
En cette année terrible, délirante, de feu et de sang, je venais d'avoir 21 ans et, comme tout le monde, j'avais la rage. Cinq cent mille soldats américains s'enlisaient au Vietnam, Martin Luther King venait d'être assassiné, l'Amérique s'embrasait comme une traînée de poudre, le monde entier semblait à la veille de l'apocalypse. La rage était pour moi la seule réaction saine face au sort qui, en 1968, attendait ma génération. A peine sorti de l'université, j'allais être enrôlé dans un conflit qui me faisait horreur et auquel je refusais de prendre part. Mes seules perspectives d'avenir : la prison ou l'exil.
Je n'étais pas un violent. Je me revois plutôt comme un jeune homme discret et studieux, s'appliquant à devenir écrivain, tout entier absorbé par les cours de littérature et de philosophie à Columbia (université à New York). J'avais bien manifesté quelquefois contre la guerre, mais sans adhérer à aucun groupe politique. Je n'avais pour autant jamais assisté à aucune réunion ni distribué le moindre tract. Je m'en tenais à lire mes livres, à écrire mes poèmes, et à traîner avec mes amis au West End Bar.
Il y a tout juste quarante ans, sur le campus de Columbia, se tint un grand rassemblement, qui n'avait cependant rien à voir avec la guerre : il s'agissait de s'opposer à la construction d'un gymnase universitaire à Morningside Park. Comme ce parc était un espace public, il était prévu d'y ménager une entrée séparée pour les riverains (principalement des Noirs). Or ce projet était considéré comme injuste et raciste. Tel était aussi mon sentiment, mais ce n'est pour ça que je suis allé à la manifestation.
J'y suis allé parce que j'avais la rage, parce que j'étais empoisonné par le Vietnam. Et les centaines d'étudiants sur le campus ce jour-là, eux non plus, n'étaient pas vraiment venus protester contre la construction du gymnase : ils voulaient exprimer leur rage, s'en prendre à quelque chose, à n'importe quoi. Nous étions étudiants à Columbia : autant jeter nos pavés contre cette université qui, en menant des projets lucratifs de recherche pour le compte des industries militaires, contribuait à l'effort de guerre au Vietnam.
Après une série de discours enflammés, applaudis par la foule en délire, un mot d'ordre improvisé se propage : tous sur le chantier, on va abattre la palissade ! Dans l'enthousiasme, une masse d'étudiants enragés et vociférants s'élance au pas de charge. Et moi aussi, j'en suis ! Où était donc le gentil garçon qui rêvait de passer le restant de ses jours sagement assis à son bureau, à écrire des livres ? Le voilà parti à l'assaut d'une barricade, emporté par une horde déchaînée, démolissant, arrachant, piétinant - et je dois avouer qu'il a pris un immense plaisir à cet acte de destruction rageuse.
Après ce premier assaut, les bâtiments du campus ont été occupés une semaine entière. Pour ma part, je me suis retrouvé à squatter le pavillon des mathématiques. Les étudiants de Columbia s'étaient mis en grève et, pendant que nous tenions posément nos assemblées dans les locaux, le campus retentissait de clameurs sauvages qui ponctuaient les bagarres sans merci entre partisans et opposants du blocage. Le 30 avril au soir, l'administration mit le holà et fit intervenir la police. Au cours des émeutes qui suivirent, au milieu de plus de 700 personnes, je finis par être interpellé, c'est-à-dire tabassé et traîné par les cheveux jusque dans un fourgon. Je ne regrette rien. J'étais fier d'avoir accompli ce que je croyais être mon devoir. J'étais fier, et j'avais la rage.
Tout ça pour quoi ? Le projet de gymnase fut abandonné, certes, mais le vrai enjeu était la guerre du Vietnam ; or la guerre allait encore durer sept terribles années. On ne change pas la politique d'un gouvernement en s'en prenant à une institution privée. En France, où les universités étaient publiques et dépendaient du ministère de l'éducation nationale, les étudiants se sont confrontés directement à l'Etat : leur révolte de Mai 68 a ainsi provoqué des changements réels dans la société française. Nous, à Columbia, étions impuissants, notre petite révolution restait symbolique. Mais les gestes symboliques ne sont quand même pas vains et, dans les circonstances qui étaient les nôtres, nous avons fait tout ce que nous pouvions. J'hésite à dresser des parallèles avec la situation présente, et je ne conclurai donc pas ces quelques souvenirs en évoquant l'Irak. J'ai aujourd'hui 61 ans, mais je n'ai pas tellement changé depuis cette année de feu et de sang : assis à mon bureau, la plume à la main, je sais que la rage, je l'ai toujours. Peut-être plus encore que jamais.

Traduit de l'anglais par Myriam Dennehy
© Paul Auster/The New York Times Syndicate
Article paru dans l'édition du 03.05.08.

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