dimanche 9 mars 2008

Pour beaucoup de pays en Europe Centrale et de l'Est, l'Allemagne est considérée comme un pionnier dans l'analyse du passé communiste. Une mise à jour dont la fin n'est pas encore en vue. Matthias Schlegel dresse un bilan intermédiaire.

Lorsque le 15 janvier 1990, une foule agitée assiège à Lichtenberg, un district de Berlin-Est, le vaste terrain aux bâtiments gris du Ministère haï pour la Sécurité d'État (MfS) et finit par le prendre d'assaut, personne encore n'imagine la portée historique de cet acte.

Reconstruction des dossiers de Stasi déchirés - Photo: AP

Ce lundi-là – et dans quelques villes de district de la RDA quelques jours avant – le peuple connaît une victoire décisive dans la Révolution pacifique et arrache « bouclier et épée » au SED omnipotent. Il prive en même temps de son pouvoir un État dans l'État et écrase l'un des plus grands services secrets du monde - comparé au nombre de la population. Et se trouve confronté à une contre-réalité absurde : à une quantité presque incommensurable de documents, dans lesquels sont consignés méticuleusement autant les méthodes perfides d'un gigantesque système d'observation et d'une répression inhumaine face aux propres citoyens que la vie quotidienne dans une société muselée.
Les débuts de la mise à jour
« Camarades, nous devons tout savoir », martèle à ses collaborateurs le chef de la Stasi, Erich Mielke, qui dirige le Ministère de novembre 1957 à novembre 1989. Et c'est ainsi que la revendication totalitaire du pouvoir par le SED et la Stasi, comme aussi la méfiance fondamentale face à la population, aboutit à une véritable obsession de recueillir des informations. Et il fallut tout d'abord en 1990 des acteurs déterminés et prévoyants de la révolution pacifique pour s'élever contre les voix – venant aussi de la République fédérale – qui voulaient mettre sous scellés, voire même détruire ces « documents diaboliques ». Lorsque l'ancien pasteur de Rostock et défenseur des droits de l'Homme Joachim Gauck commence, en tant que responsable des documents de la Stasi, avec tout un groupe de collaborateurs, à sauvegarder, trier et analyser l'énorme fonds de documents, c'est seulement peu à peu qu'il en prend la véritable dimension.
On sait aujourd'hui que la Stasi nous a laissé 112 kilomètres de documents alignés. A cela viennent s'ajouter 39 millions de cartes de fichiers, du matériau filmé et 15 517 sacs remplis de documents déchirés par la Stasi dans les dernières semaines de son existence. Selon les facteurs de conversion d'archives courants, le fonds de documents représente en tout 158 kilomètres.
Loi sur les documents de la Stasi et consultation des dossiers
Dans les troubles de la révolution pacifique, personne n'aurait pu imaginer que presque deux décennies plus tard, s'occuper des documents de la Stasi serait encore un sujet politique très controversé. La Chambre du peuple, le Parlement élu en mars 1990 pour la première fois démocratiquement et en même temps le dernier de la RDA, avait créé les bases juridiques pour la sauvegarde et l'utilisation de l'héritage de la Stasi par une loi votée presque à l'unanimité en août 1990. Tout d'abord, ces réglementations ne devaient pas figurer dans le Traité d'État. Mais des protestations obligent politiques et défenseurs des droits de l'Homme à insérer un paragraphe dans ce traité, selon lequel une loi spéciale encore à faire doit régler la manière d'aborder les documents de la Stasi. En 1991, cette loi sur les documents de la Stasi qui obéit aux intentions de la Chambre du peuple est votée par le Parlement fédéral.
La loi prévoit d'une part la création d'une administration autonome devant gérer, rendre accessibles et analyser les documents de la Stasi. A ses tâches en outre : informer la population sur la structure et les méthodes de travail des services secrets est-allemands – donc aussi une tâche de recherche et d'éducation. De plus, la loi stipule que toute personne concernée sur laquelle la Stasi avait recueilli des informations peut consulter « son » dossier à l'Administration des documents de la Stasi à Berlin et dans ses 14 antennes extérieures. Presque 2,5 millions de personnes en font usage au cours de ces dix-sept dernières années. L'administration met également des documents à la disposition des journalistes et des scientifiques - depuis 1991, 20 000 demandes de ce genre ont été déposées. Et enfin, la loi fixe que l'administration doit examiner les cas d'ancienne collaboration avec la Stasi dans le personnel du service public. Ce qui a eu lieu ces dix-sept dernières années dans presque 1,8 millions de cas. Entretemps, les dénommées « vérifications de règle » dans le service public sont achevées. Après le dernier renouvellement de la loi sur les documents de la Stasi, un « Stasi-Check » n'est plus prévu que pour un cercle très restreint de personnes occupant des fonctions publiques élevées.
Le fait que cette législation spéciale dans la manière d'aborder les documents de la Stasi ait soulevé bien des polémiques, et en soulève encore, est tout aussi compréhensible qu'utile – cela enrichit l'auto-contrôle de l'État de droit démocratique toujours nécessaire. Il ne s'agit pas seulement dans les débats de définir jusqu'où la législation sur la protection de la personnalité humaine et le droit à l'autodétermination informationnelle doivent être protégés dans l'utilisation des dossiers. La querelle s'enflamme plutôt dès le début sur le fait de savoir si les témoignages écrits d'un appareil répressif comme la Stasi peuvent avoir une quelconque valeur juridique selon les critères d'un État de droit. En d'autres termes : sont-ils vrais en fait, ces dossiers ?
Pas encore de fin de l'analyse en vue ?
Il était clair dès le début que l'Administration sur les documents de la Stasi, comme la loi la constituant, avec ses réglementations spéciales pour l'accès aux documents, n'auraient plus de raison d'être à un moment donné. Les effectifs sont réduits de 3 200 personnes au début des années 90 à 1 900 aujourd'hui, en 2010, on ne comptera plus que 1 600 employés. Mais le législateur n'avait pas fixé le moment de la dissolution définitive de l'Administration. A l'époque déjà et encore aujourd'hui, la plupart des politiques et des experts pensent d'un commun accord que cette date adviendra lorsque l'Administration aura rempli sa tâche. Reste la question de savoir quand viendra ce moment ? Seulement lorsque tous les dossiers seront clos et que le dernier requérant aura obtenu droit de regard ? Cela devrait durer encore un certain temps : actuellement ne sont clos que 87 pour cent de tous les dossiers afférents à des personnes et seulement 44 pour cent de tous les dossiers afférents à des sujets ou des affaires. Mais a-t-on encore besoin d'une administration autonome pour l'analyse et la mise à disposition des documents ? Des archives fédérales ne pourraient-elles pas se charger de ces tâches à moyen terme et les effectuer peut-être même plus efficacement et plus rapidement ? Les années 2011 (lorsque l'Administration aura 20 ans et que le mandat de la directrice actuelle Marianne Birthler aura pris fin), 2015 (comme « perspective à moyen terme ») et 2019 (30 ans après la Révolution pacifique et l'année de la fin du Pacte de solidarité) sont des repères chronologiques évoqués à l'occasion pour ce passage de témoin.
A propos d'un traitement approprié des documents
Le consensus règne dans tous les camps politiques sur le fait qu'à l'avenir aussi, les documents – quel que soit le toit qui les abrite – devraient continuer à être accessibles au public. Mais s'ils tombaient sous l'autorité des archives fédérales, qui gère ses fonds selon le droit des archives fédérales, tout au moins une part des dénommés « dossiers de coupables » serait soumise à des critères d'utilisation beaucoup plus restreints. Et aussi les espoirs de nombreux scientifiques et journalistes seraient anéantis, qui se plaignent déjà actuellement de beaucoup de noircissements dans les dossiers dont ils font la demande : la protection de droits de la personnalité humaine de tiers n'est pas plus généreuse dans le droit général sur les archives que dans la loi sur les documents de la Stasi. Si les documents de la Stasi devaient être accessibles de la même manière que jusqu'ici, un déplacement des fonds dans les archives fédérales n'aurait donc de sens que si les réglementations légales pour leur utilisation continuent en même temps à être appliquées. Mais un droit des archives partagé en deux sous un même toit ? Le législateur devra peser soigneusement sa décision.
Vient s'ajouter à cela une autre circonstance remarquable : si les archives fédérales se chargeaient des documents, on rassemblerait d'une part ce qui va ensemble – le legs de la Stasi viendrait rejoindre les autres documents de l'État du SED qui sont rassemblés à la Fondation Archives des Partis et Organisations de Masse (SAPMO) sous le couvert des archives fédérales. Mais les fonds volumineux qui se trouvent actuellement dans les antennes extérieures de l'Administration des documents de la Stasi dans les anciennes villes de district de la RDA et appelables automatiquement aujourd'hui pour dire ainsi, seraient sans doute répartis sur les archives d'État des laender, échappant ainsi largement à la possibilité d'une recherche centrale.
Premier bilan de l'analyse
Les voix réclamant un transfert rapide des documents dans les archives fédérales s'élèvent toujours haut et fort lorsque l'Administration des documents de la Stasi fait l'objet de la critique publique. Dans les années 2006 et 2007, il y a eu nombres de gros titres négatifs en ce sens. Il s'est avéré que plus de 50 anciens fonctionnaires de la Stasi font encore partie du personnel de l'Administration devant faire la lumière sur les terribles machinations du MfS. La directrice de l'Administration Marianne Birthler a pu arguer du fait qu'elle n'était pas responsable de cette politique du personnel mais qu'à l'époque de la création de l'administration, on a eu recours de manière trop insouciante et pragmatique à des collaborateurs temporaires soi-disant « compétents » qui ont assuré leurs arrières entretemps en matière de droit du travail. L'année passée, l'opinion publique a été massivement irritée du fait que dans une antenne extérieure de l'Administration, le document d'un ordre de tirer est apparu et que l'Administration avait tout d'abord classé comme trouvaille sensationelle. Peu de temps après, elle a dû reconnaître que son existence était connue depuis des années et avait été présentée dans des propres publications correspondantes et même dans l'exposition sur la Stasi à Berlin.
Que ce genre d'incidents entache l'image de l'Administration ne serait pas si terrible si n'était pas discrédité en même temps de manière générale tout le grand chapitre sur la manière de traiter l'héritage de la Stasi. On a souvent critiqué que la vue se concentrait trop sur les services secrets, sur les histoires de surveillance, de répression et de dénonciation par la Stasi. Qui déplore cela devra en même temps convenir du fait que tout au moins sur ce plan, une mise à jour digne de ce nom a été faite. Des prophéties hâtives de chasses aux sorcières et actes de vengeance ne se sont pas accomplies. Au contraire : parce que le traitement s'est fait avec une légimitation démocratique et canalisé par la loi, il a été finalement peu spectaculaire et efficace.
La mise à jour analytique de la Stasi n'a pas enlevé aux gens d'Allemagne de l'Est leur dignité mais la leur a rendu au contraire – parce que les suppositions et les soupçons ont été balayés, laissant place à des certitudes, parfois douloureuses, parfois très banales mais aussi éclairantes. Et aussi parce que les documents de la Stasi constituent eux-même des milliers de preuves sur le refus et la résistance dans une société muselée. Pour la plupart des pays d'Europe centrale et de l'Est, et d'autres États qu'un régime dictatorial a ébranlés, la mise à jour de l'héritage des services secrets de la RDA peut être tout à fait exemplaire. S'il s'agit effectivement d'une histoire réussie, c'est ce dont l'Histoire elle-même décidera.

Matthias Schlegel



Matthias Schlegel est rédacteur à la rédaction politique du journal berlinois « Tagesspiegel ». Ses domaines spécialisés sont les nouveaux laender fédéraux et le passé ...

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