mardi 25 mars 2008

«Ces événements ont ouvert la voie à la société libérale»

Le Figaro Littéraire 13/03/2008

Yves-Charles Zarka, universitaire et directeur de la revue «Cités», est l'un des meilleurs spécialistes de philosophie politique. Il fait des événements une lecture iconoclaste.

LE FIGARO. Quel sens a, selon vous, Mai 68 dans l'histoire intellectuelle ?

Yves-Charles ZARKA. Mai 68 a été incontestablement un mouvement d'émancipation, un souffle de liberté, une chaîne de fraternité aussi. Il y a eu un souffle», un esprit, une confiance en l'avenir que l'on n'a plus retrouvés depuis. C'est pourquoi on en parle encore. Mais ce ne fut pas une révolution. L'ordre moral et intellectuel a été ébranlé, mais les structures, la société, sa logique économique, pas plus que les structures de pouvoir n'ont été remises en question. Mai 68 a donné un coup de balai à un certain nombre de résistances morales et intellectuelles archaïques qui faisaient obstacle au plein développement de la société libérale. C'est précisément son paradoxe. Le décor idéologique du mouvement était marxiste-léniniste, mais cette idéologie a ôté les entraves à la société libérale. Les effets de Mai 68 ont été souvent contraires de ceux qu'attendaient ses acteurs ou ses détracteurs. Je suis vraiment consterné lorsque je vois, aujourd'hui, les pleurnicheries de quelques-uns qui font de 68 la source de tous nos maux actuels fin de l'autorité, mépris des pères, destruction des savoirs, etc. ou la source du pouvoir actuel. Tout cela est dérisoire. Doit-on regretter l'université d'avant 68, le conformisme moral, la soumission des femmes, etc.

N'est-ce pas pourtant une sorte de feu de paille?

Ce qui me désole dans la société actuelle, c'est que la crainte du chômage, la recherche de la sécurité dans tous les domaines engendrent une peur de l'avenir que certains savent utiliser. Ce qui me désole aussi, c'est ce qu'on pourrait appeler la paralysie de l'imagination, de la créativité, de la vie intellectuelle. On aimerait parfois que le cynisme des pouvoirs économique, financier, politique ou médiatique se voie contesté par le retour d'un esprit de révolte qui devrait animer la jeunesse. Mais celle-ci a peur, elle ne se pense plus collectivement, mais individuellement, chacun pour soi et Dieu pour personne. Cet esprit de révolte n'est en aucune manière porté par ce que j'appelle les philosophes de la terreur» comme Alain Badiou, Slavoj Zizek et quelques autres. Ces penseurs d'extrême gauche, pour certains d'entre eux ex-soixante-huitards, se manifestent aujourd'hui par la haine de la démocratie et plaident pour des formes autoritaires de pouvoir quand ce n'est pas pour la dictature. Ceux-là sont plus loin de 68 qu'on ne l'a jamais été. Ils font référence à Mao, ils plaident en faveur de la terreur révolutionnaire. Paradoxalement, l'esprit de révolte, de rébellion, le désir de liberté n'est plus dans la pensée qui se réclame de la gauche, ni de la droite d'ailleurs.

Comment pourrait-on définir ce changement d'époque par rapport à Mai 68?

Je vois une double différence essentielle. Premièrement, comme je l'ai dit, en 68, l'idéologie était plus ou moins marxiste-léniniste. Or, le marxisme donnait un horizon commun et rendait possible un mouvement collectif. Il offrait du sens à ce mouvement. Aujourd'hui, on peut encore trouver des mouvements sociaux, mais ce sont des mouvements purement revendicatifs, concernant tel ou tel point de la vie quotidienne. Satisfait ou insatisfait, chacun rentre chez soi. Nous sommes aujourd'hui dans une époque postmarxiste et, on l'a vu, il n'y a pas de pensée alternative à gauche. La deuxième différence est d'ordre spatio-temporel. En 68, ce qu'il fallait combattre était proche, voire personnifié : la famille, l'université, l'entreprise, le pouvoir politique. Aujourd'hui, tout est très loin avec la mondialisation, tout ou presque est anonyme. Comment faire pression sur la Commission de Bruxelles, le FMI ou les conseils d'administration dont les sièges sont souvent à l'étranger? D'où le risque d'un repli des individus sur eux-mêmes qu'accroît l'ère numérique dans laquelle nous sommes entrés et que les médias, en particulier la télévision, savent utiliser.

Cette impuissance ne serait-elle pas une des raisons majeures de ce retour, à l'extrême gauche, d'une pensée antidémocratique. Ces philosophes de la Terreur», comme vous les avez appelés, estiment que la démocratie a manqué à ses promesses. Le quarantième anniversaire de 68 sera-t-il marqué par l'échec de la pensée antitotalitaire ?

Je dirais surtout que ce type d'élucubrations est une insulte à l'histoire et à l'intelligence. On retrouve dans certains des textes le style haineux des publicistes d'avant-guerre. Quand Badiou compare Sarkozy à un rat, on a l'impression de lire un pamphlet d'extrême droite. On a légitimement le droit de critiquer un mode d'exercice du pouvoir, on en a même le devoir. Mais ce que fait Badiou, c'est tout autre chose. Il veut susciter la haine, il veut une mise à mort. Être gouverné par un rat qui a été élu par d'autres rats… C'est cela à quoi mène selon cet esprit despotique la démocratie française. Quand Zizek refait l'éloge de la Terreur, c'est presque aussi consternant. Mais j'ajouterai que, sur ce point, nous payons les conséquences de l'empire des médias, faisant et défaisant les notoriétés indépendamment de la notion d'œuvre.

Pourquoi incriminer les médias ?

Ces mêmes médias n'ont eu de cesse qu'ils n'asphyxient la vie intellectuelle depuis vingt ans. Ils ont créé une petite caste de penseurs médiatiques de quinzième ordre qui n'existent que par et pour les médias et qui n'ont ni le désir ni les moyens de combattre les philosophes de la Terreur comme Zizek ou Badiou. Ces derniers ont pu profiter de ce vaste champ de ruine intellectuel pour s'engouffrer dans la brèche laissée béante par l'absence de pensée dans l'espace public.

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