samedi 15 mars 2008

La vie en numérique

Qu'on s'arrête une minute et, pour les besoins de la réflexion, qu'on prenne l'exemple d'une rame de TGV, parenthèse entre deux urbanités. Sur les tablettes, au bout des doigts, reliés aux oreilles, à la vue, à l'ouïe et au toucher : des ordinateurs portables, des lecteurs de DVD, de fichiers audio MP3, des lecteurs vidéo à disque dur, des téléphones, des appareils photo, des Smartphone, le nouvel iPhone... un condensé de technologies dites "nouvelles". Du son, des images, du mouvement, et donc de la vitesse... Des fichiers qui en chassent d'autres, à la fréquence des processeurs. Jusqu'à ce qu'une sonnerie allant crescendo (généralement de téléphone) vienne électriser l'autiste numérique (accessoirement ses voisins) et l'agiter jusqu'au soulagement final (la pression sur la bonne touche). Il y a vingt ans, il n'y avait rien de tout cela.
Dans notre monde fait d'urgences et de "zapping", le philosophe allemand Peter Sloterdijk voit nos civilisations contemporaines comme infiniment "mobilisées". Pour lui, le culte du mouvement a envahi le penser et l'agir modernes, où "tout ce qui est arrêté, tout ce qui tient en place, tout ce qui repose sur lui-même et tout ce qui est inutilisé, se rend ridicule". "Comme si elle devait guérir d'une longue maladie, considère cet iconoclaste qui revendique un recentrage sur une forme d'eurotaoïsme à inventer, l'époque moderne s'est détachée du monde d'avant amoureux de sa fixité, et elle se réjouit de son nouveau pouvoir qui lui permet de volatiliser tout ce qui était solide, bien établi. Seuls les promoteurs croient aujourd'hui encore à l'immobilier." Et encore, ce qui reste à voir, après la crise des subprimes...
Le monde bouge et ne serait que mouvement, à l'image de la fameuse loi de Moore, du nom du cofondateur d'Intel, selon laquelle le nombre de transistors intégrés sur une même surface de silicium double environ tous les dix-huit mois depuis les années 1960, augmentant ainsi la puissance des processeurs de façon exponentielle.
Blogueur et fin observateur de la société numérique, Jean-Pierre Corniou, ancien directeur des systèmes d'information de Renault, note qu'un tel développement exponentiel, bousculant nos rationalités, tranche sur le passé (La Société numérique, éd. Hermès, 256 p, 49 euros). Jadis, la machine prolongeait les capacités et, essentiellement, les forces physiques de l'homme. Désormais, "l'informatique touche à quelque chose de plus intime : l'intelligence et la conscience". Et aux peurs qui vont avec, dont celle de perdre le pouvoir, de ne plus avoir le dernier mot.
Prenant appui sur un fait divers médiatisé relatant la mort d'un chauffeur ayant eu trop confiance en son GPS, le blogueur plaide pour une lucide et consciente utilisation des outils informatiques. Celle-ci passe par la formation. Mais, comme le remarque l'un de ses interlocuteurs, qui réagissait sur le Net, la société numérique allant si vite, prenant pour ainsi dire tout le monde de court, tend à inverser, étonnamment, les flux traditionnels de connaissance, et donc de formation : ce ne sont plus les anciens qui apprennent aux jeunes, mais c'est à ces derniers, si familiarisés avec l'univers modernisé, d'apprendre aux premiers.
"Cette rupture a des conséquences multiples, note Jean-Pierre Corniou, qui ne sont certes pas toutes négatives, mais marquent notre environnement : carences pédagogiques des jeunes "natifs numériques", plus intuitifs que raisonnés, claire inflexion du sérieux vers le ludique, flux d'innovations trop rapides pour être pleinement exploitées et métabolisées, syndrome de l'instantané"... A charge pour les plus anciens de (re) trouver leur place et de (re) donner un sens à l'ordre générationnel. Qui réside donc, peut-être, dans la capacité à ralentir et à freiner les élans, à faire digérer. A gagner, dirait Peter Sloterdijk, en lenteur ou en immobilité.
Courriel :dumay@lemonde.fr

Jean-Michel Dumay
LE MONDE 15.03.08 Article paru dans l'édition du 16.03.08.

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