vendredi 7 mars 2008

La nouvelle sexualité des Français

Quarante ans après 68

Et si le principal héritage du joli mois de Mai dont on fêtera bientôt l'anniversaire était la libération des mœurs ? Généralisation de la contraception, droit au plaisir, éclatement du couple, émancipation des femmes, reconnaissance de l'homosexualité, banalisation de la pornographie. Une révolution qui n'a pas encore fini de produire ses effets, comme le prouve la grande «Enquête sur la sexualité en France» (Editions La Découverte) que «l'Obs» s'est procurée en exclusivité. Radiographie de nos pratiques les plus intimes et de nos représentations amoureuses en 2008

Tous les soirs, pile-poil à 20h20, près de 6 millions de téléspectateurs se ruent sur leur télécommande pour regarder le désormais culte «Plus belle la vie» sur France 3. Un soap à la sauce frenchy, tourné à Marseille dans un décor de carton-pâte, qui est devenu une des addictions de la France profonde, tous âges confondus. Les rebondissements policiers, la représentation souvent un peu nouille d'un quartier populaire d'opérette ? Non, ce qui désormais, cinq jours sur sept, scotche un téléspectateur sur cinq à son plateau télé, c'est le sexe. Ou plutôt une vision apaisée, libérale - au sens anglo-saxon du terme de la sexualité. Johanna la délurée ? Elle est enceinte à 14 ans. Sa mère lui conseille d'avorter. Le fera-t-elle ? C'est déjà la deuxième fois qu'elle dénonce des attouchements sexuels : menteuse ou victime ? Djamila, musulmane intégriste qui refuse d'embrasser Jean-Baptiste, se fait violer. Juliette, la post-ado volage, collectionne les mecs comme des papillons. Céline a eu sa période «sex trash» avant d'opter pour le «no sex». Roland, le sexagénaire, n'a enfin plus besoin de Viagra pour coucher avec Corinne, mais il désire toujours son ancienne compagne, Mirta, une bigote qui s'est amourachée de Joël, qu'elle croyait prêtre. Et puis, surtout, il y a Thomas, le charmant homo qui vit avec Florian, un juge d'instruction.
Ulivier Szulzynger, qui a longtemps dirige l'équipe de vingt scénaristes de la série, est le premier étonné de l'incroyable engouement déclenché par ce petit module lancé il y a quatre ans avec des bouts de ficelle : «En réalité, ce que nous faisons, c'est mettre en scène le grand bordel contemporain !» Rien n'est sûr, rien n'est figé, même dans les couples. On s'aime, on se sépare. On expérimente, on accepte que l'autre soit différent. Ados et vieux schnocks, femmes libérées et femmes coincées, nomos ou neteros : a i image de la société française, «Plus belle la vie» laboure le champ de tous les possibles. Quarante ans après 1968 et son «jouir sans entraves», est-ce la preuve cathodique que la révolution sexuelle - des corps, des cœurs, des mœurs a vraiment eu lieu ?
En tout cas, c'est la version prime time de la très minutieuse «Enquête sur la sexualité en France» (1), dont «le Nouvel Observateur» publie les principales conclusions en exclusivité (lire encadrés). Plus de 600 pages qui explorent en tous sens nos pratiques intimes, de la «sexualité sans pénétration» aux «rencontres après ruptures». A l'initiative de l'ANRS (Agence nationale de Recherche sur le Sida), pendant plus de six mois, entre septembre 2005 et mars 2006, 12 364 femmes et hommes de 18 à 69 ans ont été longuement interrogés par téléphone. Dirigée par deux sociologues, Nathalie Bajos, de l'Inserm, et Michel Bozon, de l'Ined, cet énorme travail succède à deux précédentes recherches : celle du docteur Pierre Simon en 1972, au moment où la contraception commençait à se diffuser, et celle de l'ACSF (Analyse des Comportements sexuels en France), publiée en 1992, au pic de la mobilisation contre le sida. Aujourd'hui, le contexte est différent : on se méfie moins (à tort) du VIH. Mais surtout, expliquent Nathalie Bajos et Michel Bozon, «les trajectoires affectives et sexuelles se diversifient, les normes de la sexualité sont profondément interrogées». En clair, c'est le grand bazar, le chambardement tous azimuts : les pratiques des femmes se rapprochent de plus en plus de celles des hommes, celles des jeunes ne sont pas si différentes de celles des vieux, la vie sexuelle dure plus longtemps (voir l'article de Sylvie Véran p. 22), sexualité et mariage sont désormais clairement dissocié. Et on parle aujourd'hui plus facilement de sexualité qu'en 1972 ou 1992. Certaines expériences jusque-là passées sous silence, qu'il s'agisse de masturbation, de bisexualité, de sexualité orale ou anale, sont volontiers évoquées (voir aussi encadrés). Moins de tabous, moins d'inhibitions. Moins d'angoisses ? C'est une autre histoire. Que de chemin parcouru en tout cas en à peine quarante ans. Souvenez-vous, c'était hier, mais cela ressemble déjà à la préhistoire. 1967 : la pilule est enfin autorisée. 1975 : Simone Veil impose la légalisation de l'avortement. 1982 : grâce à Robert Badinter, l'homosexualité est dépénalisée. En 1991, la publicité pour la contraception est enfin autorisée. 1999 : c'est le gouvernement Jospin qui crée le pacs. Depuis, Catherine Millet a vendu des dizaines de milliers d'exemplaires de son récit de gang-bang, «la Vie sexuelle de Catherine M.». Catherine Breillat a tourné «Baise-moi». Loana a fait ses cabrioles dans la piscine du «Loft». Sur RMC, Brigitte Lahaie - ex-star du porno - prodigue chaque jour ses conseils avisés pour atteindre le nirvana. Dans la rue, les homos se tiennent par la main - de préférence dans les grandes villes - et on ne leur jette plus des pierres. Et pourtant, tant de parcours, de systèmes de valeurs s'entrechoquent. Gynécologue depuis 1965, Joëlle Brunerie-Kauffmann a tout connu de cette révolution. Ex-jeune fille de province (bretonne), elle se souvient comme si c'était hier de ce père bourru qui lui disait, comme à ses quatre sœurs : «Vous n'aurez que votre travail et votre vertu pour dot.» Et encore, coup de chance, il était favorable au travail des femmes ! Mais la vertu, cette belle affaire. La honte, plutôt, d'être cataloguée fille facile quand on était tout simplement jeune et taraudée par les désirs de son âge. «La sexualité des femmes - et des hommes - était complètement bloquée par l'angoisse des grossesses non désirées.» Toute jeune médecin-gynécologue («On était formé à l'accouchement, et encore !»), elle ne recevait jamais de jeunes filles. Que des femmes mariées. Le plaisir, comment les femmes y auraient-elles même songé ? Il y avait la peur des ventres déchirés, des vies trop vite nouées, parce qu'être enceinte à 20 ans, sans homme, c'était inimaginable. Le Planning familial n'a commencé, à bas bruit, qu'au début des années 1960. Son ancêtre cela ne s'invente pas - s'appelait La Maternité heureuse. Elle en sourit, Joëlle Brunerie-Kauffmann : «Au début des années 1970, je vivais déjà avec celui qui est devenu mon mari, Jean-Paul. Quand mon père me rendait visite, Jean-Paul était obligé de se cacher et de planquer ses affaires.» L'autre jour, c'est une jeune fille d'à peine 14 ans qui est venue la consulter, pour la première fois. Règles douloureuses, contraception ? Pas du tout. Très inquiète, visiblement perturbée, elle explique : avec sa copine, elles avaient bien regardé et... «C'est sûr, a expliqué l'adolescente, ma vulve est trop grande. Vous croyez que ce serait possible de m'opérer ?» Désormais, à 11 ans, deux enfants sur trois ont déjà vu un film porno (2). Les sexes des femmes y apparaissent le plus souvent rasés, les lèvres de préférence petites : c'est un nouveau canon de la beauté féminine. D'autres, à l'âge de pierre, se faisaient des couettes comme Sheila. Désormais, elles veulent le sexe d'Ovidie. «Quand je pense, se souvient la gynéco, que dans les années 1970 nous, les féministes militantes, on conseillait aux femmes de mettre un miroir entre leurs jambes pour comprendre comment elles étaient faites !»Comment comprendre ce qui a chamboulé la société au plus profond d'elle-même ? A quoi cela a-t-il mené ? Apaisement ? Bonheur ? Enterrement de la hache de guerre entre les sexes ? La libération sexuelle désormais est devenue «une injonction», estiment les auteurs de l'enquête sur la sexualité en France. Pas de vie réussie sans vie sexuelle satisfaisante. Sinon on est «incomplet», incapable d'atteindre l'équilibre personnel. En même temps, expliquent les auteurs du rapport, la plupart des femmes, même «libérées», continuent de lier sexualité et relation affective, bien plus que les hommes. Et elles persistent à estimer que les hommes ont des besoins sexuels supérieurs aux leurs. Tout cela mélangé forme un cocktail parfois explosif.Jamais les sexologues n'ont eu autant de patients : 500 000 par an, estime-t-on. Le souci premier de ceux et de celles qui consultent ? Les pannes sexuelles, la crainte de «ne pas y arriver», explique le docteur Philippe Otmesguine, «de ne pas jouir assez, pas comme il faut, de ne pas tenir une érection suffisamment longtemps, d'avoir un sexe trop petit, un orgasme insuffisant». Et si au fond «à l'heure du sexe-roi», comme se le demande cet ancien généraliste qui a fini par ouvrir une consultation de sexologie à Paris tant la demande de ses patients habituels lui paraissait pressante, la libération sexuelle considérée comme un acquis, l'épanouissement généralisé n'étaient «que du verbe» ? Ceux et celles qui le consultent sont plutôt «des gens bloqués», insatisfaits, en panne. Très peu de «compulsifs» du sexe. «Ce que les gens veulent trouver ou retrouver, c'est une sexualité qu'ils définissent comme classique, bien loin des imaginaires fantasmatiques.» Ce qui le frappe, c'est la distorsion entre la représentation exacerbée du sexe - journaux spécialisés, internet, radios - («terrible pour les ados et les jeunes adultes») et «l'image idéalisée et fleur bleue de l'amour», qui reste la référence. Une image aux antipodes des standards affichés par les médias. Comment mener sa barque au cœur de ces contradictions-là ? S'en arranger, parfois. Inventer, quand les aînés étaient contraints à une vie corsetée, dont ils n'avaient pas les moyens de faire craquer les coutures.Psychanalyste et pédopsychiatre depuis près de trente ans, Jean-François Solal raconte, lui, que ses patients parlent, volontiers, de leur sexualité, au risque, parfois, de faire rougir, même le professionnel aguerri qu'il est. «Ce qui serait apparu parfaitement scandaleux il y a trente ans - la multiplication des partenaires, les aventures sans lendemain, l'accès extrêmement facile à la sexualité, malgré les années de plomb du sida - est évoqué comme avec légèreté, facilité, aussi bien par les hommes que par les femmes. Comme s'il n'y avait ni culpabilité, ni espoir, ni engagement. On est détaché, joueur. On bricole, en se servant d'une boîte à outils où l'on trouverait tout ce que l'on croit chercher. On ne se sent pas défini par ses actes, qu'il s'agisse de sexe à plusieurs, de relations homosexuelles passagères ou de sex trash. On n'est ni entamé ni coupable. On picore. Rien n'est irréversible.» On va chercher un sex-toy dans le catalogue de La Redoute, dans un corner de grand magasin ou dans une boutique de luxe : pas dans un sex-shop un peu crade où l'on ne mettrait pas les pieds. C'est un nouveau «doudou», comme si la sexualité était restée dans le domaine de l'enfance, voire d'une adolescence, «devenue l'alpha et l'oméga de la société», avec laquelle on n'en finirait jamais. Un progrès ? Les psys et les philosophes (voir l'interview d'Alain Finkielkraut, p. 24) se demandent quelle carte du tendre dessineront ces générations dans le futur. Et si, à force d'être «désacralisé», le sexe était en train de devenir une simple marchandise, «markettée», chosifiée, adaptée à chaque clientèle (voir l'article de François Reynaert et Isabelle Curtet-Poulner,p. 18) ? Et si, au bout du compte, l'autre n'était plus qu'un sex-toy pour son partenaire ? Un nouveau magazine féminin vient de voir le jour, «les Juliettes». Au sommaire : «J'ai dégoté un vrai cochon sur le net», «Spécial lèche», «Baromètre de la pétasse», «Test quiz fellation-cunnilingus». Un autre, baptisé «S'Toys», lancé en février 2007, offre en cadeau le «vibro top kinky», rose dragée.
Mais tout le monde ne vit pas, loin de là, dans cet univers frénétique et apparemment décomplexé. «Il y a un gap énorme entre l'hypersexualisation de la société et la vérité du terrain», estime Fatima Lalem, coordinatrice du Planning familial en Ile-de-France. Ainsi, il arrive que, dans certains quartiers, l'affichage de la pub pour Aubade suscite réprobation et colère. «Croire que tout le monde serait libéré est une illusion, explique Sihem Habchi, présidente de Ni putes ni soumises. Et cela vaut pour les filles et pour les garçons. L'autre jour, je me suis rendue dans un lycée de Saint-Ouen, dans une classe dont une élève avait été tuée par son frère parce qu'il croyait qu'elle sortait avec un garçon. «Et alors, m'ont dit les garçons, qu'est-ce qu'elle faisait dehors, le soir ? Il faut aussi surveiller ses soeurs, c'est normal, quand même !» «Thème de la campagne de NPNS pour la Journée internationale des Femmes, le 8 mars : «On ne naît pas loup, on le devient». Sur les 2 000 personnes qui ont contacté l'association l'an dernier, 24% l'ont fait pour des violences conjugales, 11% pour des violences intrafamiliales, 11% pour des mariages forcés. Dans 60% des cas de violences, la victime en connaissait l'auteur : sept sur dix étaient le conjoint ou l'ex-petit ami, un sur quatre, un membre de la famille. L'enquête 2006 sur la sexualité en France atteste elle aussi «d'une forte augmentation des déclarations d'agressions». L'explication selon les deux auteurs du rapport ? Ces violences aujourd'hui moins acceptées socialement sont plus facilement dévoilées par les victimes. Un vrai progrès. «Dans le même temps, ajoute Fatima Lalem, nous sentons un vrai backlash réac qui monte de la société, notamment un recul insidieux sur l'IVG.» Et pas seulement dans les quartiers : depuis dix ans, la «valeur virginité est à la hausse», assure-t-elle.
Ainsi quelques ligues de vertu ont protesté quand s'est ouverte au mois d'octobre dernier, à la Cité des Sciences et de l'Industrie à Paris, l'exposition «le Zizi sexuel (3)», destinée aux 9-14 ans et conçue à partir du best-seller des cours de récré dessiné par Zep. Depuis, 120 000 visiteurs ont emprunté l'escalier mécanique qui conduit à ce parcours ludique et didactique, dont les héros sont Titeuf et sa copine Nadia. Ils ont découvert «l'amouro-mètre» (destiné à mesurer la force de ses sentiments), «l'essoreuse à langues» (pour comprendre comment on embrasse), «le zizi piquet» (avec un gonfleur qui provoque l'érection puis l'éjaculation d'un sexe en ballon), ou «la ola des capotes» (qui déclenche le gonflement de préservatifs multicolores) . Ils ont joué au «rallye des spermatos» ou à la «course à l'ovule» et ont contemplé (parfois un peu désolés) la réputée inexorable poussée des boutons d'acné. Beaucoup ont gloussé. Certains étaient fascinés. D'autres gênés. Certains, blasés, ont dit, et c'était un joli mot d'enfant, qu'ils «savaient déjà tout ça par cœur».
(1)«Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé», coordonnée par Nathalie Beltzer, préface de Maurice Godelier, Editions La Découverte, 610 p.(2) Selon les chiffres du CIEM (Collectif interassociatif Enfance Médias), publiés en 2002.(3) Cité des Sciences et de l'Industrie. www.cite-sciences.fr, tél.: 01-40-05-80-00.


Agathe Logeart
Le Nouvel Observateur

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