vendredi 7 mars 2008

Eloge de la pudeur

Entretien avec Alain Finkielkraut
Trente ans après «le Nouveau Désordre amoureux», coécrit avec Pascal Bruckner, le philosophe analyse pour «l'Obs» le nouveau désordre sexuel

Le Nouvel Observateur. - Le regard généralement sévère que vous portez sur Mai-68 épargne-t-il la libération des mœurs dont ces événements sont, à tort ou à raison, devenus l'emblème ?
Alain Finkielkraut. - Ma critique de 68, comme vous dites, ne fait pas de moi un censeur. Les gens vivent comme ils vivent et surtout comme ils peuvent. Il n'y a pas de solution exacte au problème de vivre. On vit certes autrement aujourd'hui. On divorce plus facilement, on «recompose» des familles, mais ce n'est ni un progrès ni une régression. La problématisation des nouveaux comportements sexuels ou amoureux relève à mes yeux de la littérature, et certainement pas du militantisme.
N. O. - Dans «le Nouveau Désordre amoureux», vous écriviez en 1977 que nous étions passés d'une ère de «répression sexuelle» à une sorte d'impératif catégorique à jouir tout aussi coercitif. La suite a-t-elle confirmé vos vues ?
A. Finkielkraut. - C'était un livre anti-soixante-huitard habité par l'esprit de 68. L'époque était alors au «tout est politique», et les discours sur le sexe relevaient du registre judiciaire de l'accusation. A rebours, nous avons choisi le genre de la célébration. L'éloge de la jouissance féminine notamment. Sans la libération sexuelle nous n'aurions pas pu écrire ce livre, et pourtant nous l'avons écrit pour soustraire l'amour à l'emprise du discours de la libération. Qu'est-ce en effet que le désir amoureux sinon l'expérience d'une sujétion merveilleuse ?
N. O. - «On peut être romantique aujourd'hui, mais ça reviendrait un peu à cultiver sa virginité dans une maison de passe», écrivait le philosophe américain Allan Bloom dans les années 1990. Pensez-vous comme lui que l'amour soit aujourd'hui mis à mal ?
A. Finkielkraut. - Ce qui met l'amour à mal, c'est de n'y voir qu'un face-à-face entre les exigences du désir et leur répression. C'est la raison pour laquelle, dans «le Nouveau Désordre amoureux», nous avions voulu réintroduire le personnage oublié de d'aimé». Mais si je devais écrire aujourd'hui une suite à ce livre, je commencerais par un éloge érotique de la pudeur. Celle-ci n'est pas seulement une contrainte archaïque, la trace d'un préjugé bourgeois, je la vois au contraire comme un attribut ontologique de la femme.
N. O. - C'est-à-dire ?
A. Finkielkraut. - Quand l'homme est nu, tout se voit. Quand la femme se déshabille, au contraire, tout est encore dissimulé. (Rires) D'où le saisissement produit par «l'Origine du monde» de Courbet. C'est la raison pour laquelle je trouve insupportable de voir ce tableau reproduit partout, dans n'importe quel magazine, sur n'importe quelle couverture.
N. O. - Un romancier comme Michel Houellebecq s'est fait le propagateur d'une vision où 68, loin d'entamer une ère de liberté sexuelle véritable, aurait étendu le domaine de la lutte capitaliste au sexe lui-même, chacun devenant remplaçable, en état d'insécurité permanente. Partagez-vous cette vision ?
A. Finkielkraut. - On a voulu croire que la libération sexuelle allait supprimer la dimension du malheur. Mais ce n'est pas parce que tout est permis que tout est possible, et c'est l'immense mérite de Houellebecq de l'avoir rappelé. Le désir est un choix, et choisir c'est exclure. Sans doute est-il en effet plus difficile aujourd'hui que jamais d'être moche, timide ou ringard. L'interdit était un alibi à l'échec. Notre époque est plus libre, et donc d'une certaine manière plus cruelle.
N. O. - Certains essayistes comme Michel Schneider ou Eric Zemmour dénoncent aujourd'hui un brouillage des identités sexuelles et tendent à faire porter aux femmes le poids des désordres qui mineraient la société occidentale. Que vous inspire ce genre de craintes ?
A. Finkielkraut. -Je ne suis pas sûr que la sexualité soit l'ultime instance de tous nos comportements. En d'autres termes : je ne suis pas freudien. Ainsi, je ne pense pas que la crise actuelle de la transmission dans nos sociétés procède mécaniquement d'une disparition de la fonction «virile», ni a fortiori d'une conspiration féminine. En revanche, j'observe qu'une certaine idée du père s'est perdue. Et le problème ne se réduit pas à la question de savoir si les papas ont tort ou raison de changer les couches, à mon avis ils ont raison. La famille est devenue le lieu d'une négociation perpétuelle. Tout se déroule sur un registre purement affectif, et non plus symbolique. Mai-68 n'aura du reste été dans cette affaire qu'un moment d'accélération du processus démocratique qui nous emporte depuis longtemps. Affirmation de l'égalité de tous les individus, passage d'une vie subie à une vie voulue, la démocratie s'accommode très difficilement du partage des rôles. Ainsi la famille cesse d'être une institution pour devenir une association précaire. Est-ce un bien, est-ce mal, je n'en sais rien.

Né en 1949 à Paris, Alain Finkielkraut est essayiste, enseignant à Polytechnique et producteur à France-Culture. Il est notamment l'auteur du «Juif imaginaire» et de «la Sagesse de l'amour». Dernier ouvrage paru : «la Querelle de l'école» (Stock).

Aude Lancelin
Le Nouvel Observateur
Nº2261, SEMAINE DU JEUDI 06 Mars 2008

Aucun commentaire: