vendredi 19 septembre 2008

Jules Bonnot, anarchiste par défaut

ENNEMIS PUBLICS (1/18) - À la tête de sa bande, l'anarchiste terrorise la France du début du XXe siècle et se bâtit, en quelques mois, une légende sanglante.

L'équipée meurtrière des «bandits en auto», auteurs du premier braquage de l'ère moderne, n'aura finalement duré que cinq mois. Après une traque qui captiva la France, Jules-Joseph Bonnot est abattu le 28 avril 1912 à Choisy-le-Roi où il s'était réfugié. La légende de la «bande à Bonnot», elle, ne cessera de grandir (photo ©Rue des Archives/Tal).



Son équipée meurtrière, avec ses complices anarchistes, n'aura duré que cinq mois. Sa vie trente-cinq ans. En ce petit matin du 28 avril 1912, maintenant que la police encercle le garage de Choisy-le-Roi où il a trouvé refuge, Jules Bonnot, bien décidé à ne pas se rendre, pose son arme et écrit son testament : «Je suis un homme célèbre, la renommée claironne mon nom aux quatre coins du globe et la publicité faite par la presse autour de mon humble personne doit rendre jaloux tous ceux qui se donnent tant de peine à faire parler d'eux et qui n'y parviennent pas ! Ce que j'ai fait, dois-je le regretter ? Oui, peut-être, mais s'il me faut continuer, malgré mes regrets je continuerai […] J'ai le droit de vivre. Tout homme a le droit de vivre et puisque votre société imbécile et criminelle prétend me l'interdire, eh bien, tant pis pour vous tous.»
Dans l'excitation précédant l'assaut de la rousse et sa mort, inéluctable, il veut oublier la guigne et cette médiocrité qui ne l'ont jamais vraiment lâché.
Il est né Jules-Joseph Bonnot, à Pont-de-Roide, dans le département du Doubs, le 14 octobre 1876. Sa mère meurt avant son quatrième anniversaire. Son ouvrier de père n'a pas de temps à lui consacrer. L'école devient vite un carcan. «Un élève intelligent mais paresseux, indiscipliné, insolent, constamment chassé de classe, brutal envers ses camarades», note son instituteur. Il part en apprentissage aux usines Peugeot. Son frère Justin s'est suicidé pour une peine de cœur. Lui n'a pas été maté par trois ans de service militaire. Son mariage avec Sophie, une couturière qui lui a donné un fils, ne l'a pas plus assagi. Il enchaîne les postes d'ouvrier, à Lyon et Saint-Étienne. Mais trop proche des syndicats, trop enragé et violent, il est sans cesse viré. «Les renseignements recueillis sur son compte sont mauvais sous tous les rapports», dit une fiche de police. Et voilà que le secrétaire de son syndicat, qui l'hébergeait avec sa petite famille à Saint-Étienne, s'enfuit avec sa femme et son fils !
Après, il enchaîne les larcins. Entre Lyon, où il commet ses plus gros vols, et Genève, où il ne perd pas la main, ses affaires prospèrent. Il s'est installé dans un atelier de mécanique, puis en a ouvert un deuxième, où il entrepose son butin. Il a une maîtresse en la femme du gardien de cimetière qui le loge. Presque le bonheur. Jusqu'à ce qu'une perquisition, en octobre 1911, l'oblige à déguerpir. Il file vers Paris, vers le meurtre, vers sa légende.
À Choisy-le-Roi, c'est Dubois qui le premier a tiré, avant de se cacher dans l'atelier. Lui est sorti sur le balcon, puis de la fenêtre il a usé quelques chargeurs. Les policiers ont répliqué et le feu nourri a alerté la populace. Des policiers et gendarmes ont accouru des localités voisines. Et le maire et le commissaire de Choisy, ceints de leurs écharpes tricolores. Et le préfet Lépine en personne, venu venger la mort du sous-chef de la Sûreté parisienne tué par Bonnot, sauver l'honneur de la police et clore, une bonne fois pour toutes, l'affaire de la rue Ordener.
C'est là, non loin de la mairie du XVIIIe arrondissement de Paris, que tout a vraiment commencé. L'idée est de Bonnot. Lui, le plus vieux de la bande, le mécanicien et chauffeur expérimenté, le voleur enhardi déjà suspecté de meurtre, a volé une Delaunay-Belleville, superbe limousine vert et noir, 12 CV, modèle 1910. Il l'a garée près de l'agence de la Société générale. Quand le garçon de recette, escorté d'un autre employé, croise l'homme en imperméable et casquette qui vient à leur rencontre sur le trottoir, le coup part. L'individu tire une deuxième fois. Un complice arrache la sacoche de l'encaisseur, qui gît sur le sol, tandis que son collègue s'enfuit en courant. Les deux malfrats s'engouffrent dans la Delaunay-Belleville. Il y a un quatrième homme, qui ne sera jamais identifié. Mais le troisième, assurément, c'est le chauffeur, Bonnot, qui manœuvre la limousine, d'où partent de nouveaux tirs pour disperser les badauds.
À Paris, à 9 heures du matin, en plein jour ! Incroyable ! C'est le premier braquage de l'ère moderne, la première fois que des hommes armés utilisent une voiture. La presse les baptise les «bandits en auto», les «bandits tragiques», puis la «bande à Bonnot». Elle va les suivre à la trace, et son indignation n'épargnera pas la police, à l'époque moquée dans les aventures d'Arsène Lupin et de Fantomas.
La réalité de ce braquage, comme celle des coups suivants d'ailleurs, est pourtant peu glorieuse. La sacoche en cuir du receveur, au lieu des 150 000 francs escomptés, ne contient que 50 000 francs. Il y a bien des titres bancaires, mais ils sont impossibles à échanger. Après, c'est l'improvisation. Alors qu'ils veulent atteindre Le Havre, y abandonner la voiture pour revenir sur Paris en laissant accroire qu'ils avaient fui vers l'Angleterre, les quatre compères se retrouvent à Dieppe, la Delaunay-Belleville ensablée au pied des falaises…
À Choisy-le-Roi, le siège du garage tourne au spectaculaire. Ils sont cinq à six mille massés aux alentours du pavillon, hommes prêts à en découdre, certains le fusil de chasse en bandoulière, femmes aux commentaires aiguisés, enfants criant, pleurant, et tous vibrant au rythme des fusillades et des détonations. Plusieurs centaines d'hommes ont été réquisitionnés par le préfet Lépine qui se décide à utiliser les grands moyens : la dynamite. Une charge est installée sur une carriole, tirée par un cheval et poussée par des hommes abrités derrière des meules de foin. Las ! Les premiers bâtons n'explosent pas. Beaucoup de bruit et de fumée au deuxième essai, mais peu de résultats. La foule, déçue, se prépare pour le pique-nique. Mais la troisième explosion est la bonne, ouvrant des brèches dans la masure ébranlée, aussitôt investie.
Curieux pied de nez de l'histoire que cette utilisation de la dynamite contre un anarchiste ! Depuis que Ravachol, avec sa marmite explosive, donna le ton, la dynamite était devenue un «produit antibourgeois». Des explosions avaient secoué l'Assemblée nationale, la gare Saint-Lazare et divers édifices un peu partout en France.
Cette première vague de terreur anarchiste avait culminé avec l'assassinat du président de la République, Sadi Carnot, en 1894. Le calme était ensuite revenu. En cette année 1911, la lutte passait par les usines et cet anarcho-syndicalisme naissant. Sauf pour ceux que l'on nommait les «anarchistes illégalistes». Mêlés à des malfrats et des marginaux, ils cherchaient à mettre en pratique la théorie de la «reprise individuelle», que le Code pénal qualifiait plus sobrement de vol.
À Romainville, au siège de L'Anarchie, les discussions étaient enfiévrées. Ce journal brandissait la rouge couleur de la révolte : «Résignés, regardez, je crache sur vos idoles, je crache sur Dieu, je crache sur la patrie, je crache sur le Christ, je crache sur le capital, je crache sur les lois…» Le patron de L 'Anarchie ne pouvait renier ses amis de jeunesse - Raymond Callemin et Édouard Carouy. Il ne voulait pas plus dénoncer Octave Garnier, le tireur de la rue Ordener, ni tous ces jeunes anars qui s'engageaient maintenant sur la voie du crime.
S'il ne fut pas réellement un chef de bande, Bonnot a manifestement favorisé le passage à l'acte de nombre d'individus qui, à la charnière de 1911-1912, font vaciller l'ordre et la morale.
Parmi tous ces anarchistes violents, Callemin, qui était le troisième de la rue Ordener, est le seul à avoir une profondeur intellectuelle. Il aime à ce qu'on l'appelle Raymond-la-Science. Bonnot, malgré quelques sympathies anciennes, n'est en revanche entré dans ce milieu que par effraction, si ce n'est par le meurtre. Platano, l'anarchiste avec lequel il fuit Lyon pour Paris, est tué pendant le trajet. Bonnot niera l'avoir assassiné, sans s'étendre sur les 30 000 francs récupérés à cette occasion. C'est Platano qui connaissait le cercle de Romainville, où il avait notamment rencontré ce Dubois chez qui Bonnot tarde à succomber.
Le corps percé de onze balles, dont trois ont atteint la tête, il injurie encore les policiers venus l'achever. La foule haineuse lui administre quelques coups supplémentaires. Bonnot ne meurt qu'une fois arrivé à l'Hôtel-Dieu. La France respire enfin. Mais faute d'un procès qui aurait pu mettre au jour sa personnalité, ses meurtres, après la boucherie de 1914-1918, devinrent au fil du temps presque anodins. La légende de la bande à Bonnot, elle, ne cessera de grandir.


À lire : «Mort aux bourgeois», sur les traces de la bande à Bonnot, Renaud Thomazo, Larousse, 19,50 €.

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