samedi 20 septembre 2008

Louis Mandrin, un brigandface au fisc

Véziane de Vezins
Le Figaro 01/08/2008



ENNEMIS PUBLICS (6/18) - Au XVIIIe siècle, le contrebandier Belle Humeur devint la coqueluche de tout un pays en mettant à genoux les fermiers généraux et en narguant le fisc.

«Ces Messieurs de Grenoble, Avec leurs longues robes Et leurs bonnets carrés, M'eurent bientôt… Vous m'entendez ? Et leurs bonnets carrés, M'eurent bientôt jugé. Ils m'ont jugé à pendre, Ah ! C'est dur à entendre ! À pendre et étrangler, Sur la place du… Vous m'entendez ? À pendre et étrangler, Sur la place du Marché. » Ainsi pleure La Complainte de Mandrin, composée par la vox populi en 1755, peu après la mort de Belle Humeur, le héros des petites gens, sur un air d'opéra de Jean-Philippe Rameau. Louis Mandrin, alias Belle Humeur, qui eut, à en lire la sentence exécutée le 26 mai 1755 à Valence, «les bras, jambes, cuisses et reins rompus, vif, sur un échafaud, et mis ensuite sur une roue». Pour faire bonne mesure, on mit le feu à son cadavre.
Ainsi s'achevait une vie de trente ans tout entière vouée à la contrebande à seule fin de narguer les fermiers généraux qui étranglaient le peuple, disent les uns ; pour suivre son penchant mauvais, assurent les autres. Et comme ultime pirouette, on raconte que le condamné, montant sur l'estrade de son supplice, ricana : «Voilà bien du monde !», puis se tourna vers son bourreau : «Mon ami, je t'ai conservé la vie, hâte-toi de me la ravir…»
Comme beaucoup de héros, maudits ou non, notre homme connut une gloire éclair de quelques mois avant d'être rattrapé par le destin ou la justice des hommes. Le mauvais génie ne fait pas bon ménage avec la longévité. Mais nul ne sait si Louis Mandrin fut taillé dans le bois dont on fait les brutes, comme l'assurent certains historiens, ou bien si le vent contraire qu'il connut jeune le poussa dans une épopée paillarde et romantique de redresseur de torts, comme l'affirme la trompette de la renommée qui a un faible pour les Robin des Bois en rébellion contre l'oppression.
Tentons d'instruire le dossier à charge et à décharge. Le fils aîné de neuf enfants de François-Antoine Mandrin est né le 11 février 1725 à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, à un jet de pierre du Dauphiné, duché indépendant. Mais son père, riche négociant en chevaux, autrement dit maquignon, trouva la mort dans une mauvaise querelle lorsque Louis n'avait que 17 ans. C'est ainsi que cet insouciant jeune homme, bientôt surnommé Belle Humeur, devint chef de famille. Il tenta tant bien que mal de faire fructifier l'héritage paternel, mais deux ou trois mauvaises récoltes eurent raison du patrimoine.
Et que fait-on dans la province de Louis XV pour gagner sa vie quand on n'a pour tout bagage que son envie de dévorer le monde et un beau visage ? On s'engage au service du roi, pour sûr. Voilà notre homme embarqué avec une centaine de mulets pour ravitailler l'armée d'Italie, sous les auspices des Fermes générales. Arrivé au rendez-vous, en Piémont, la guerre prenait fin. L'estafette fut renvoyée d'où elle venait avec ses bêtes. Lesquelles moururent par dizaines sur le chemin du retour, au terme duquel l'infortuné en fut pour ses frais : les fermiers généraux lui refusèrent les quarante mille livres du marché. Voilà pour la haine personnelle de notre héros à l'endroit des «détrousseurs du fisc» et autres gapians (douaniers).
Et puis Mandrin vit des familles mourir de faim tandis que les agents des Fermes, aidés par les gendarmes, expulsaient les survivants qui ne pouvaient payer la gabelle sur le sel qu'ils n'avaient pas. Et puis l'imprudente tête brûlée se trouva mêlée à une histoire de tirage des milices, sorte d'impôt du sang qui désignait au sort les futurs soldats parmi le peuple. Pour sauver un ami réfractaire, il dut tuer. Et puis ce gaillard en rébellion permanente apprit que son petit frère Pierre venait d'avoir la tête tranchée par ordre des Fermes pour faux-monnayage industrie dans laquelle Louis trempa un peu lui-même, murmura-t-on.
Bref, la fin de 1753 vit un Belle Humeur suant l'indignation et la revanche, qui s'acoquina avec une bande de faux-sauniers, contrebandiers faisant principalement commerce du sel hors gabelle, bien entendu. Il faut dire que la région s'y prêtait à merveille : la Savoie, sorte de paradis fiscal en regard du royaume de France, était à deux pas et les frontières étaient des passoires.
Après moult aventures à bride abattue entre Grenoble et Rochefort- en-Novalaise, dont le château avait été gracieusement mis à la disposition de Mandrin par un nobliau en mal d'aventures, voilà notre homme à la tête de deux à trois cents rufians entraînés, dressés comme à l'armée pour en découdre avec le gapian.
Ils ne se privaient pas, avec la complicité de tous. Belle Humeur avait mis de son côté tous les ennemis de l'impôt, les rieurs, les ripailleurs et les femmes, ce qui fait un nombre appréciable de sujets de Sa Majesté. Il effectua en deux ans six «campagnes» menées comme suit : la troupe partait en terre d'Empire, Suisse et duché de Savoie, acheter à prix détaxé le tabac, le sel, les soieries, toiles, épices et autres colifichets dont ces dames raffolent, puis forçait les barrages royaux pour revenir en France, non sans s'être un peu amusée avec les agents du fisc. Le coup de main dit de Rodez est fameux. Après avoir dépassé Pont-de-Vaux, Pont-de-Claix et Millau, la troupe cingle vers Vabres, bourgade où elle fait halte chez les gendarmes, tous dévoués à la Ferme, et à la porte desquels elle cogne à coups redoublés. On se décide à leur ouvrir, à reculons. Et voilà que le lieutenant de Mandrin propose fort civilement, mais sous la menace de son espingole, au brigadier du «beau et bon tabac» à un prix défiant toute concurrence. Comme cet honnête serviteur de la loi n'a pas la vocation du martyre, il s'exécute ; il achète à la pire bande de truands que le royaume ait porté des ballots de denrées illégales. Ensuite, les faux-sauniers se dirigent au triple galop vers Rodez, pour trouver placardées des affiches tenant à peu près ce langage : «Il est interdit sous les peines les plus sévères d'acheter et de consommer des marchandisesde contrebande.» Les bandits s'en soucient comme d'une guigne : ils savent que dès qu'ils auront étalé leurs trésors, le peuple et les bourgeois accourront pour se procurer à moindre coût mille merveilles habituellement inabordables. Dans la foulée, après avoir tenu marché, le «capitaine» et ses hommes iront ouvrir les portes de la prison de Rodez, pour en extraire «les prisonniers du fisc,mais pas les assassins». Voilà ce qui s'appelle une justice sélective.
La renommée de Belle Humeur est parvenue jusqu'au roi, et même son portrait. Les courtisans ne tarissent plus sur cet énergumène aux airs de hobereau qui tient la dragée haute à toutes les polices du pays, qui sévit du Dauphiné au Languedoc, de la Guyenne au Lyonnais, de l'Auvergne à la Bourgogne et la Franche-Comté. Le ministre des Finances ne l'entend pas de cette oreille. On sévira. Le scélérat paiera. L'anarchie ne passera pas. Car c'est bien de la remise en cause radicale du système qu'il est question. «Il serait à souhaiter que l'on fît un exemple de cet homme dont le nom n'est déjà que trop célèbre», écrit le contrôleur général *. Eu égard aux débordements des gapians et à l'enrichissement des Fermiers qui verrouillent le pays, le «capitaine» est de l'airain dont on fait les révolutionnaires. Voltaire voit en lui une sorte de Prométhée. «Du temps de Romulus et Thésée, Mandrin eût été un grand homme. Mais de tels héros sont pendus aujourd'hui», déplore-t-il dans sa correspondance.
Et de fait, Louis Mandrin fut pendu. Enfin, comme nous l'avons vu, le mot est faible. Son arrestation est un roman. Réfugié à Pont-de-Beauvoisin, en Savoie, il se croit intouchable. Mais l'heure des Fermiers a sonné. Ils se sont fait ridiculiser par Belle Humeur ? Ils le feront tourner en bourrique. Ils arment 500 hommes déguisés en paysans et leur font passer la frontière. Le capitaine traqué s'enferme dans son château de Rochefort-en-Novalaise. Mais le plus grand ennemi de la gloire est la trahison : deux des siens le donnent. Le suzerain de Savoie, Charles-Emmanuel III de Sardaigne, apprenant l'incursion française sur ses terres, exige de Louis XV qu'il lui rende le prisonnier. Mais la farce n'a que trop duré et les Fermiers expédient le procès et l'exécution. Et c'est ainsi qu'une légende est née : «Nous étions vingt ou trente brigands dans une bande, Tous habillés de blanc, à la mode des… Vous m'entendez ? Tous habillés de blanc, À la mode des marchands.»
* «Mandrin, bandit des Lumières» de Marie Brantôme, Flammarion.

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