samedi 20 septembre 2008

Cartouche, chef de bande

Delphine de Mallevoüe
Le Figaro 11/08/2008

ENNEMIS PUBLICS (12/18) - À la tête d'une armée de 2 000 hommes, spécialisé dans l'attaque de diligences, le brigand le plus recherché de France fait trembler le royaume au début du XVIIIe siècle.

Le cadavre d'un ennemi sent toujours bon. Comme Vitellius, à qui l'on doit cette cruauté célèbre, le Régent sourit devant la dépouille suppliciée de Louis Dominique Cartouche.

À trophée d'exception, pavois d'honneur : le corps est exhibé à la canaille pendant quatre longs jours. Les curieux sont si nombreux que l'on paie pour venir le voir. Ce n'est pas tous les jours qu'on tutoie l'ennemi public n°1 du royaume, ce vaurien de tripots qui ridiculise le pouvoir en détroussant les riches et en tenant la maréchaussée en échec depuis plus de quatre ans.

Lors de son arrestation déjà, ce matin du 14 octobre 1721, le Tout-Paris élégant se presse devant sa geôle, au Châtelet. Philippe d'Orléans en personne lui rend visite. Même le théâtre s'en mêle : les Comédiens-Français viennent l'observer afin de le représenter le plus fidèlement possible. Ils ont peu de temps pour saisir les postures et les contours de ce personnage à qui les longs cheveux bruns, le visage fin, les grands yeux noirs et la petite taille ont valu le surnom de «l'Enfant». Dans quelques semaines, le 28 novembre, ses traits se seront effacés sous les stigmates de la souffrance.

Place de Grève, entouré de 200 archers, le brigand le plus recherché de France sera jugé et roué vif devant une foule convulsée. Il pleut. Le Ciel l'a abandonné jusque dans ses civilités. Le gratin de la cour applaudit, la croûte des rues pleure son héros, martyr du pouvoir devenu symbole de l'oppression du peuple.

Cartouche subit le supplice des brodequins. Dans ses jambes, le bourreau enfonce huit coins de fer qui broient ses chairs. Après avoir rompu ses membres avec une masse de fer, il place son corps ensanglanté sur une roue fixée au sommet d'un poteau. 28 ans. Courte vie face à cette agonie d'une insoutenable éternité.

Rien ne prédestinait Louis Dominique Bourguignon, de son vrai nom, à la rapinerie de haut vol. Il était bien un peu retors, mais pas de quoi faire tourner les sangs de son père, honnête tonnelier du quartier de la Courtille à Paris. Son sort se scelle quand il tombe amoureux. Lieu commun. La belle lui réclame des présents. Plutôt que d'apprendre les rudiments du métier paternel pour satisfaire à ses exigences, il écume Paris et ses faubourgs où il commence à couper quelques bourses. Tabatières, mouchoirs, bonbonnières, boîtes à mouches, gardes d'épée… il subtilise tout ce qu'il peut revendre facilement dans les cabarets. Mais son père met vite le holà à ces agissements : il obtient une lettre de cachet pour le faire interner dans une maison de redressement, d'où il s'enfuit.

Flanqué d'un certain Galichon, il reprend ses larcins et étend son activité aux flacons de vins et d'eau-de-vie, et s'entraîne à l'épée. Las, son complice est arrêté. Il entre alors comme laquais chez monsieur de La Cropte, marquis de Saint Acre et lieutenant général des armées du roi, et devient expert au jeu de cartes. Mais à trop tricher, il a tôt fait d'être congédié. Qu'importe ! Il a beau ne pas savoir lire et écrire, il devient informateur pour le lieutenant de police d'Argenson puis s'improvise recruteur pour l'armée. Un racolage trop étroit pour ses ambitions. Après avoir servi quelque temps, il se met à la tête d'une troupe de bandits, avortons de soldats qui ont formé par ennui le noyau de sa nouvelle bande. Ses frères et sœurs sont de la partie. Ils sont bientôt rejoints par les Tanton, leurs cousins, dont le père, Jacques, dit Châteaufort, est un spécialiste de l'évasion.

Chantages, rackets, coups de main contre les hôtels particuliers, pillages de bijouteries, attaques de diligences… Rien ne les arrête. Pas même le règlement du 26 novembre 1718 qui interdit aux soldats et aux domestiques de baguenauder hors de leurs quartiers la nuit tombée et de sortir armés. Sans vergogne, ils pillent tous les nantis que compte Paris. Nul autre. Cartouche se rêve en bandit d'honneur. Ne prendre qu'aux riches, pour venger tous les pauvres. C'est ainsi qu'il sauve du suicide un marchand ruiné en payant ses créanciers… qu'il fait ensuite agresser et délester de leur argent fraîchement recouvré. Dommage que cette ardeur romanesque ne soit pas à l'origine de son surnom. Alors que tant d'admirateurs y voient le fruit de ses haut faits, «Cartouche» vient tout bêtement de la prononciation à la française de «Garthauszien», le patronyme allemand de son père originaire de Hambourg.

Qu'importe, autant de zèle ne tarde pas à faire connaître la bande. Et plus le banquet compte de richesses au menu, plus les ripailleurs sont nombreux à vouloir le rejoindre. Ainsi, les «Cartouchiens» seraient pas moins de deux mille. Remarquable de méthode, l'organisation s'inspire de celle de l'armée, avec une discipline et une hiérarchie sévères.

Cartouche possède autant de membres actifs que d'indicateurs. Il crée même un redoutable réseau de receleurs et d'armuriers. Et qui veut se jouer de lui n'a qu'à trembler : le pauvre hère qui a voulu le donner a été injurié devant les autres complices puis égorgé sur son ordre. Pas drôle, le Cartouche. Comme tous les stratèges, que la tyrannie sublime, il est autant craint qu'adulé.

Surtout, le panache avec lequel il provoque les autorités lui attire la sympathie des petites gens, qui trouvent dans cette insolence la vengeance de leur silence contraint. Plus d'un s'est gaussé quand, libéré au petit matin d'une nuit en cellule, il eut le culot de récupérer les objets volés déposés au greffe ! Quelle pantalonnade encore quand, lors du carnaval, ses acolytes entreprirent de bringuebaler sur une charrette des mannequins représentant les forces de l'ordre pour les fouetter à tour de bras !

Mais ce sont les attaques de carrosses entre Versailles et Paris qui sacrent ces rois du brigandage pratique si courante qu'elle vaudra plus tard à cette route l'installation de l'éclairage. Pourtant, le coup de maître reste à venir. La dépression de l'économie française et la spéculation, qui naît en 1720 avec l'émission du papier-monnaie, est une aubaine. La fortune est acquise aux nez creux par le simple jeu de signatures. Rue Qincampoix, sorte de Bourse en plein air, les «Cartouchiens» tirent donc le gros lot :

ils s'emparent d'un million trois cent mille livres d'actions. Riche, respecté, Cartouche est aussi comblé par les femmes. Nul besoin, dans ce domaine, d'entrer par effraction pour dérober leurs cœurs acquis. La lumière de son obscure existence les hypnotise comme des lapins pris dans les phares. Une seule pourtant le retient : Marie Antoinette Néron, complice de toujours, qu'il épouse.

Mais l'étau se resserre. Déjà en septembre 1719, l'arrestation de trois compères, impérieusement sommés de dénoncer leur chef, avait délié les langues. La police et les juges sont sur ses traces. Des provinciaux, qui «travaillent» en liaison avec le bandit, sont eux aussi arrêtés. Plus tard, ses frères sont pris, torturés. Lui-même est arrêté une première fois. Son évasion ne suffit pas à redonner la foi à la bande en déroute. Les trahisons se multiplient. Le 19 juillet 1721, à son de trompe, on demande au peuple de coopérer.

Le 14 octobre, Cartouche est trahi par l'un des siens. Les gens d'armes conduisent le brigand pieds nus au Châtelet, où il est enchaîné dans une cage. Pas question que l'oiseau s'envole. Nier tout, seule chance de s'en sortir. Il n'est pas Cartouche, ne sait ni lire ni écrire, ne reconnaît pas cette femme qu'on lui amène et qu'on lui présente comme sa mère.

Il faut à tout prix gagner du temps. Que le bon Dieu puisse se raviser. Mais la ruse ne dupe personne. Chaque seconde le rapproche du supplice. «Ces vermines vont me saigner, se dit-il, le cœur aux tempes. Gilles, Jacques, Antoine, Henri… où sont-ils, nom de Dieu ? Les bâtards qui avaient fait le serment de venir me libérer… Le Diable les crève, rage-t-il, je ne serai pas seul à m'allonger au cimetière. Oui, je suis Cartouche, s'écrie-t-il, alors que le cliquetis des instruments de mort assourdit son âme, et je suis prêt à vous livrer des noms, beaucoup de noms.» On le reconduit devant les juges. Dix-huit heures durant, on fait défiler ses compagnons devant lui pour qu'il les dénonce, un à un. Pas glorieux pour un bandit d'honneur. Il croit ainsi sauver sa tête. Mais la clémence extorquée au destin est toujours de courte durée. Cartouche est ramené vers ses fossoyeurs, place de Grève.

La mesquinerie de ses derniers instants ne suffira pas à ternir sa renommée. Le jugement des hommes n'est pas celui de la postérité qui a décidé, par contumace, de lui faire traverser les siècles comme un grand héros de la littérature populaire. Postérité. Voilà, au fond, le plus gros butin que le petit truand aura ravi. Celle qui fait rêver des chapelets d'hommes et dont Joachim du Bellay disait qu'elle était la «seule échelle par les degrés de laquelle les mortels d'un pied léger montent au ciel et se font compagnons des dieux».

Aucun commentaire: