samedi 20 septembre 2008

Spaggiari, gentleman-braqueur

Jean-Marc Leclerc
Le Figaro 13/08/2008
En 1977, Albert Spaggiari s'évade et voyage à sa guise. En 1981, il se rend à Rio de Janeiro, où il rencontre Ronald Biggs, le cerveau de l'attaque du train postal Glasgow-Londres de 1963. Une photo des deux hommes, publiée dans la presse en 1982, montre «Bert» posant avec une perruque. Crédits photo : ASSOCIATED PRESS

ENNEMIS PUBLICS (9/18) - En parvenant à dérober pacifiquement, en un week-end de juillet 1976, cinquante millions de francs à la Société générale de Nice, ce soldat perdu s'est fait un nom et une jolie réputation.

De son propre aveu, pour éviter de salir son costume, le commissaire de Nice est entré en slip, l'arme au poing, dans la salle des coffres. Sur le mur, ces quelques mots griffonnés à la hâte : «Ni armes, ni violence et sans haine». Albert Spaggiari, auteur de la formule, aurait donné cher pour assister à la scène. «Tout me fait rire» était sa devise. Spaggiari, alias Romain Clément («Spag» ou «Bert» pour les intimes), s'est attaqué, avec ses complices, à la Société générale, au bord de la Baie des Anges, à l'été 1976. Il est passé par les égouts pour atteindre sa cible. Une première qui signe l'œuvre de sa vie, le «casse du siècle» : 50 millions de francs en lingot, bijoux et «beaux billets» dérobés en un week-end !
En 1976, Mesrine est déjà tristement célèbre. Spagiarri, 44 ans, est un soldat perdu de l'OAS, photographe de mariage, qui rêve de sortir de l'anonymat. Le déclic vient en lisant un roman de gare : «Tous à l'égout !», de Robert Pollock. Une histoire de fric-frac via le réseau d'assainissement d'une ville, qu'il va mettre en scène avec application. Pourquoi la Générale ? C'est un employé de la banque, conseiller municipal à la mairie de Nice, qui va la désigner, en lui révélant que la salle des coffres n'est équipée d'aucun système d'alarme.
Spaggiari s'empresse donc de le vérifier. Avant le casse, il y loue un coffre et y laisse un réveil, dont la sonnerie ne fera effectivement réagir personne. Six nuits durant, une torche à la main, il va chercher le passage qui mène, à travers les égouts, à sa caverne d'Ali Baba.
Pour se consacrer à son ambitieux projet, M. Albert vend son studio de photo et choisit ironiquement comme couverture une activité d'éleveur de poulets. Il sait qu'il peut compter sur des seconds sûrs, frères d'arme de l'Indo et de l'antigaullisme. Mais il lui manque encore des bras et puis l'argent nécessaire au financement d'une telle expédition. Deux petits truands vont le mettre en contact avec la pègre marseillaise, dominée alors par le clan Zampa.
7 mai 1976. L'aventure démarre, titanesque. Ils sont treize à y prendre part, mariage hétéroclite de malfrats et de mercenaires. Il faut employer du matériel lourd, le porter à bout de bras sur 3 km, immergé jusqu'à la taille dans l'eau croupie, au milieu des rats. On creuse à la pioche, au burin. Les égoutiers passent parfois dix jours sur un seul rocher. Une première équipe va renoncer. Mais Spag et les autres s'accrochent.
16 juillet, 21 heures 30. Après des semaines d'effort, le mur de la salle aux trésors de la Générale cède. Chargés de victuailles et de bouteilles de gaz pour les chalumeaux, les perceurs de coffres s'y précipitent. On s'embrasse, on s'étreint. L'or et les billets pleuvent des coffres. Au petit matin, une bruit sourd effraie nos nouveaux Crésus. De gros sacs viennent de s'abattre au sol, jetés depuis une trappe. A l'intérieur : les 600 millions de la dernière recette de grands magasins niçois, déposés là pour plus de sûreté… La providence !
19 juillet, 5 heures du matin. Spaggiari et les siens ont déjà ouvert 307 coffres, quand l'eau monte dans les égouts. Il faut abandonner les lieux. Juste le temps de détruire les empreintes avec de la mousse d'extincteur et chacun disparaît les poches pleines. La pègre emporte le gros du butin. Elle conserve l'essentiel de la part de Spaggiari, qui doit en principe recevoir le complément plus tard.
Mais M. Albert n'est pas du monde des vrais voyous. Il ne verra pas l'ombre d'un autre billet du casse. Il est dénoncé quelques semaines après son spectaculaire forfait. Honoré Gevaudan, l'un des patrons de la PJ, qui le fera passer aux aveux, dira à son sujet : «Je n'ai jamais eu pour lui l'aversion que j'ai toujours eu pour les malfaiteurs professionnels».
Le 10 mars 1977, pourtant, Bert Spaggiari adresse à la justice un pied de nez magistral, en sautant par la fenêtre du bureau de son juge d'instruction, au cours d'une audition. Une chute de 6,5 mètres ! Il atterrit comme un chat sur le toit d'une voiture et enfourche la moto d'un complice. Beau joueur, il prend le temps de saluer le magistrat, effaré. Il rejoindra ensuite Paris dans le coffre d'un Rolls transportée par train-auto.
Le cerveau du casse de Nice a ravi la vedette pour un temps au fauve Mesrine. Ennemi public numéro un bis, à tout le moins, il semble avoir atteint son objectif. Mais la notoriété le grise. «Le casse l'avait changé», confiera l'un de ses plus fidèles amis.
La séquence de la cavale de M. Albert va durer douze années, ponctuées d'interviews retentissantes accordées à des journalistes plus chanceux que la police. Exilé en Suisse, en Amérique du sud, en Espagne, il voyage à sa guise, grimé, muni de faux papiers. Mais la mise en scène de ses exploits vire au grand Guignol. Déguisé en Mesrine, en juge, en Landru, toujours un cigare au bec, il prend mille visages, vendant au plus offrant son récit. Il va même jusqu'à proposer ses services à la CIA, à Washington, en se présentant ouvertement comme l'auteur du casse de Nice. La police française n'a pas pris au sérieux le télex des Américains relatant l'épisode.
En 1979, Spaggiari donne rendez-vous à Paris-Match à Genève, alors que son procès par contumace se déroule à Nice. Il publie son histoire la même année, chez Albin-Michel, sous le titre Les égouts du paradis, qui lui rapporteront 300 000 francs d'alors, auxquels s'ajouteront 500 000 francs de droits de cession pour l'adaptation cinématographique, vite dépensés. En 1981, le voici à Rio, en compagnie de Ronald Biggs, le cerveau de l'attaque du train postal Glasgow-Londres de 1963. La photo publiée dans la presse de l'époque le montre en plein bras de fer avec son grand aîné, une perruque afro sur la tête.
Sa cavale, étonnement longue, doit bien sûr au soutien de son réseau d'ancien soldats. A-t-il, comme il l'a prétendu au cours de sa courte détention, financé, avec une partie du butin de la Générale, une mystérieuse organisation d'extrême droite, Catena, dont personne n'a jamais entendu parler ? «Catena est véritablement une organisation de récupération des nationalistes dirigée par d'anciens SS et qui veut regrouper toutes les forces pour combattre le communisme et rétablir un certain ordre hitlérien», affirmera-t-il à son juge niçois, Richard Bouazis. Sans doute une provocation de plus.
Le commissaire Gévaudan, qui l'a traqué sans relâche, a toujours pensé qu'il pourrait le faire revenir en France, s'il parvenait à convaincre ses anciens compagnons de l'OAS. Et il était sans soute à deux doigts d'y parvenir. Car Spaggiari était à bout de course, ruiné, peu à peu oublié par un système médiatique lassé de ses fanfaronneries. Son seul soutien indéfectible reste sa dernière compagne, Emilia de Sacco, qui lui offrit le gîte, le soir du casse, pour ne plus jamais le quitter. Une relation fusionnelle relatée dans un récent film de Jean-Paul Rouve, avec la belle Alice Taglioni dans le rôle de la muse de l'égoutier. Le vrai Spaggiari, lui, rêvait d'un film, tourné de son vivant, avec Delon dans le rôle de Spaggiari.
Pour Charles Pellegrini, ancien patron de l'OCRB, «ce méridional coquet et flambeur, a révolutionné l'univers du braquage». Selon lui, «il a ouvert la voie au gang des postiches». Spaggiari a fait rêvé, en tout cas, et fait encore rêver bien des candidats à l'argent facile.
Dans les écrits qu'il laisse à la postérité, on relève des accents de sincérité. Et même de l'indulgence : «Crois-moi, confie-t-il à Paris-Match, le 9 novembre 1979, ce n'est pas facile d'arrêter quelqu'un en cavale, surtout si, comme Mesrine et moi-même, il n'appartient pas au milieu».
Il se faisait aussi visionnaire, essayant d'imaginer l'avenir du travail de la police criminelle : «On te prends tes empreintes et par télécopie, la réponse arrive immédiatement. Si les flics faisaient cela, quelle catastrophe !» Et pourtant, nous y sommes.
«Il a tout fait pour devenir une vedette. Le paradoxe, c'est qu'il n'a jamais pu jouir de sa notoriété. Ça l'a tué», analyse Rouve, qui a longtemps étudié le personnage, avant de l'adapter au grand écran.
Le roi français du fric-frac est mort d'un cancer en Italie, le 8 juin1989, dans les bras de la femme qu'il aimait. Sans armes ni violence et sans haine.




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