samedi 20 septembre 2008

Carlos, tueur sans frontières

Thierry Oberlé
Le Figaro 07/08/2008



Crédits photo : AFP

ENNEMIS PUBLICS (11/18) - Extrémiste international, ce fils d'avocat a fait régner la terreur en France et en Europe pendant près de vingt ans, multipliant les meurtres et les attentats. Condamné à la prison à perpétuité, il s'imagine en sortir un jour.

Ce 27 juin 1975, en début de soirée, Raymond Dous et Jean Donatini, inspecteurs à la DST, accompagnés par un commissaire de police et un «indic» libanais frappent à la porte d'un appartement au 9 de la rue Toullier, dans le quartier du Panthéon, à Paris. Carlos ouvre. Très vite, le ton monte. Quatre coups de feu claquent. Les deux inspecteurs et le Libanais sont tués, le commissaire grièvement blessé. «J'ai sorti mon pistolet et ouvert le feu d'abord sur Donatini qui cherchait son arme. Puis j'ai atteint Dous entre les yeux, et le troisième Français derrière l'oreille», racontera-t-il plus tard au magazine arabe Al-Watan al-Arabi. En France, l'affaire devient le feuilleton du deuxième été des années Giscard. Les policiers, de découvertes en arrestations, remontent les ramifications du réseau Carlos qui travaille à l'époque en Europe pour le compte du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) de Georges Habache avec le soutien des pays de l'orbite communiste. Le 6 juillet, Scotland Yard identifie l'homme que les enquêteurs ont baptisé Carlos : il s'agit d'un Vénézuélien nommé Ilitch Ramirez Sanchez, né en 1949 à Caracas. Il est le fils d'un riche avocat marxiste. Ses deux frères se prénomment Vladimir et Lénine.

Son enfance est bercée par les discours de Fidel Castro et les aventures de Che Guevara. Son père finit par l'expédier à Londres pour parfaire son éducation de communiste de salon. Puis il passe à la pratique avec un stage dans un camp d'entraînement à la guérilla à Cuba. Le voici à l'université Patrice-Lumumba de Moscou, la pépinière des petits révolutionnaires internationalistes du tiers-monde. La discipline soviétique ne lui convient guère. Il se bagarre, boit, drague et embrasse la cause palestinienne. C'est le début d'un parcours au service de ses «frères bédouins». À Amman en Jordanie, parmi les fedayins, il rencontre les figures du petit milieu des terroristes allemands, dont la future dirigeante de la Rote Armee Fraktion (RAF) Ulrike Meinhof ; un microcosme animé par le ressentiment et le désir de destruction.

Il décide de devenir terroriste international en Europe. Une activité qui convient à son tempérament puisqu'elle permet de faire la guerre à sa manière sans rompre avec les plaisirs de son milieu d'origine. Chargé en 1973 de faire connaître le FPLP, Carlos ne perd pas son temps. Il tire trois balles sur Joseph Edward Seif, frère du président de la chaîne de magasins Marks Spencer. Seif échappe par miracle à la mort. Le travail continue à Paris avec une grenade balancée le 15 septembre 1974 dans le Drugstore Saint-Germain (2 morts). Le terroriste réclame la libération d'un obscur activiste nippon de l'Armée rouge japonaise détenu en France.

Durant son séjour parisien, Carlos boit, danse et s'amuse. Il apprécie la salsa et les filles des Caraïbes.

Entré dans le gotha médiatique du terrorisme avec la fusillade de la rue Toullier, il passe à la vitesse supérieure en septembre 1975 avec la prise d'otages des ministres de l'Opep à Vienne. Son commando d'extrémistes européens sponsorisés par le FPLP retient, durant vingt-quatre heures interminables, une dizaine de membres de l'organisation pétrolière. Il tue trois personnes, obtient un avion et part pour Alger avec les otages, qu'il libère avant de disparaître avec l'aval des autorités algériennes. Carlos, le «Chacal», porte un béret. Sa photo fait le tour du monde. Elle flatte l'orgueil du tueur narcissique. «Plus on parle de moi, plus j'ai l'air dangereux, mieux c'est», confie-t-il à un de ses complices, l'Allemand Joachim Klein. Devenu un mythe du crime terroriste, symbole insaisissable du combat révolutionnaire, il fonde son propre réseau. L'argent irakien et libyen coule à flots pour l'alimenter. Le groupe Carlos utilise un quart de la planète comme base de repli après chaque attentat contre l'«Occident capitaliste». Il circule de l'autre côté du rideau de fer, passant d'une capitale satellite de Moscou à l'autre. Il est chez lui dans les pays frères du monde arabe. Le groupuscule est relié par un système de connexions complexes où groupes et services secrets de l'Europe de l'Est forment un maillage serré.

Carlos collabore avec la RAF allemande ou la Stasi, aide Ceausescu à assassiner des opposants, fournit des armes à ETA. 1982 marque un crescendo dans sa carrière d'ennemi public en France. Le 25 février, il adresse au ministre de l'Intérieur Gaston Defferre une lettre pour exiger la libération de deux complices arrêtés quelques jours plus tôt avec des kilos d'explosifs. Carlos veut récupérer Bruno Bréguet, son bras droit, et surtoutMagdalena Kopp, sa compagne avec qui il a eu une fille. Le duo, défendu parMe Jacques Vergès, est condamné à quatre ans de prison. L'avocat rencontre à de multiples reprises Carlos. À Damas, notamment. C'est la guerre. Une vague d'attentats s'abat sur la France et sur ses ressortissants à l'étranger. Train du Capitole, rueMarbeuf,Maison de France à Berlin-Ouest, gare Saint-Charles deMarseille, Centre culturel français de Tripoli au Liban. Carlos a la haine tenace, mais le vent de l'histoire commence à tourner. L'arrivée de Gorbatchev au pouvoir en 1985 rouille le rideau de fer. Persona non grata en Hongrie, le terroriste tente Prague, se rabat sur Damas. La paranoïa s'installe. Il exécute d'une balle dans la tête, sous les yeux deMagdalena Kopp, l'un de ses comparses qu'il soupçonne d'être un agent du Hezbollah libanais. La chute duMur fait de lui un proscrit. Il est chassé de Syrie en 1991 avec sa mère, sa femme, sortie depuis de prison, et sa fille, prénommée Rosa en hommage à Rosa Luxemburg. Les Syriens, qui se sont tenus à l'écart de la guerre du Golfe, ne veulent plus passer pour une terre d'accueil de terroristes d'un autre âge. Même les Libyens le rejettent.

Le has been tombe dans l'oubli. Enfin presque. À Paris, les services de renseignements gardent en mémoire le meurtre de leurs collègues. Ils maintiennent leurs antennes ouvertes. Carlos est finalement repéré à Khartoum. Dépêché sur place, le général Philippe Rondot suit sa trace.

Carlos, alias Abdallah Barakat, est installé dans une chambre de l'hôtel Hilton avec vue sur le Nil. Il se fait passer pour un businessman. Un homme d'affaires armé d'un magnum. Quelques-uns de ses compagnons de route, comme JosephWeinrich, son lieutenant, partagent son exil. Carlos joue au tennis, va à la piscine et lit la presse internationale. Il fréquente un club privé. L'occasion d'écluser des verres de scotch en fumant des havanes. Puis, un jour, il déménage pour un appartement de modeste terroriste à la retraite dans une résidence située non loin de l'ambassade de France. Spécialiste du monde arabe, le général Rondot a tissé des liens avec les hauts responsables de la plupart des pays de la région. La présence de Carlos au Soudan est pour lui une aubaine. La junte du général al-Bachir est sous l'influence d'un islamiste, Hassan al-Tourabi, un guide spirituel appelé le «Pape noir». Le régime se moque d'héberger sur son sol l'avatar sulfureux d'un monde disparu. Il réserve ses égards à un autre exilé qui va bientôt faire parler de lui, un certain Oussama Ben Laden. Carlos est livré sans autre forme de procès. Hospitalisé dans un hôpital où il doit subir une opération bénigne à un testicule, il est endormi par une dose massive de neuroleptiques. Un avion du Glam (Groupe de liaisons aériennes ministérielles) avec à son bord le général Rondot et des policiers de la DST l'embarque ligoté et cagoulé. Direction Paris où il débarque un 15 août. Le ministre de l'Intérieur Charles Pasqua jubile. La nouvelle de son arrestation fait l'effet d'une bombe dans un pays plongé dans la torpeur estivale. Elle est son chant du cygne.

En 1997, la justice française condamne le Chacal à la prison à perpétuité pour le meurtre des inspecteurs Dous et Donatini. Carlos purge sa peine à la centrale de Clairvaux, dans l'Aube. Il doit repasser prochainement devant les assises pour les attentats commis en France en 1982 et 1983. Dans une carte adressée à sa fille Rosa, il écrit : «À bientôt», comme s'il était convaincu de ressortir rapidement de prison. «Il vit toujours dans son monde. Quelqu'un devrait lui dire la vérité», commente son ex-femme, Magdalena Kopp, dans ses Mémoires.

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