jeudi 7 août 2008

Une vie d'infortune, un destin exceptionnel


LE MONDE 04.08.08 11h29
Par quel bout le prendre, cet homme apparemment tout d'une pièce ? Venu l'inéluctable moment de dresser un bilan de toute une vie qui a marqué son siècle, il faut commencer par se débarrasser des étiquettes. Vif et mort, Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne ne rentre pas dans les bocaux convenables pour les gens du commun. Forçat quand germait son œuvre, rejeté par les siens quand les trompettes de la renommée annonçaient sa gloire au monde entier, il ne montra pas son chagrin et ne suscita point la pitié, peut-être parce que de sa destinée plutôt pitoyable il avait fait un exceptionnel destin.
C'est sous le signe de l'infortune qu'Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne naît à Kislovodsk le 2 décembre 1918. Il est déjà dur pour tout un chacun d'arriver au monde dans un pays qui sort d'une guerre mondiale pour s'enfoncer dans la guerre civile et qui, à la suite d'un coup d'Etat baptisé "révolution" va subir la tyrannie. A ce malheur général, le bébé de Kislovodsk ajoute son propre lot : il ne connut jamais son père, étudiant en lettres engagé volontaire, mort six mois avant sa naissance, ne laissant pour tout héritage qu'une origine pas du tout prolétarienne.
Dans un entretien au New York Times en 1972, Soljenitsyne a parlé de son enfance à Rostov-sur-le-Don où sa mère s'était installée. "Elle m'a élevé, disait-il, dans des conditions incroyablement dures. Devenue veuve avant même ma naissance, elle ne s'est pas remariée surtout par crainte de me donner un beau-père qui aurait pu être trop sévère ! Nous avons vécu à Rostov avant la guerre pendant dix-neuf ans et pendant quinze de ces années nous n'avons pas pu obtenir un logement de l'Etat (…). Nous louions quelque chose dans des masures pourries à des particuliers, à grands frais. Et quand nous avons enfin reçu une pièce, c'était une partie d'une écurie aménagée. Il faisait toujours froid, il y avait des courants d'air, on se chauffait avec du charbon qu'il était difficile de se procurer, on portait l'eau de loin. Maman connaissait bien le français et l'anglais. Elle avait aussi appris la sténographie et la dactylographie, mais on ne la prenait jamais dans les établissements où l'on payait bien, à cause de son origine sociale… Cela l'obligeait à chercher un travail supplémentaire le soir et à accomplir les tâches domestiques la nuit sans jamais dormir suffisamment. A cause de nos conditions d'existence, elle prenait souvent froid, elle attrapa la tuberculose et mourut à l'âge de 49 ans."

RÉNOVER LE SOCIALISME
Soljenitsyne réussit néanmoins à faire de brillantes études. Diplômé en sciences et mathématiques, il suivit les cours par correspondance de l'Institut d'histoire, de philosophie et de littérature de Moscou. Il était déjà saisi par la passion de l'écriture. Jeune marié, il connut pendant quelques mois le bonheur paisible. Vint la guerre. Affecté au train des équipages puis officier d'artillerie, il entretenait une correspondance avec ses camarades d'étude. Il échafaudait des plans pour rénover le socialisme. Il affirma dans une de ses lettres que Staline était mauvais théoricien et piètre stratège. C'est ce qui le perdit. La censure veillait. Le capitaine Soljenitsyne fut arrêté sur le front en Prusse-Orientale en février 1945 et condamné à huit ans de prison. Dans son malheur, il eut quand même la chance d'être affecté à un institut de recherche dont tout le personnel était composé de prisonniers. Il fut ainsi sauvé par sa formation de mathématicien. Mais pendant sa longue détention, sa jeune épouse se vit obligée de demander le divorce. C'est aussi pendant cette période qu'il fut opéré d'un cancer.
Libéré le jour même de la mort de Staline (le 5 mars 1953) mais relégué en Asie centrale, il vit en solitaire dans la région de Djamboul. Cette fois encore, il subsiste grâce à sa formation de mathématicien : il donne des leçons. Et cette fois encore le cancer l'attaque. Enfin, en 1956, après le XXIIe congrès, il peut revenir en Russie et prend un poste de professeur à Riazan. C'est la seconde période paisible. Elle culmine en 1962 avec la publication dans la revue Novy mir du récit Une journée d'Ivan Denissovitch, un texte de soixante-sept pages qui rend définitivement célèbre l'inconnu de Riazan.
Khrouchtchev lui-même a dû donner le feu vert pour que ce texte inspiré par l'expérience des camps soit publié. Engagé dans une nouvelle campagne de déstalinisation, le premier secrétaire du PC soviétique pensait trouver des munitions avec cette œuvre. Il ne se doutait pas que l'auteur, d'une classe exceptionnelle, échappait à tout contrôle.
Le génie littéraire de Soljenitsyne est concentré dans cette œuvre si brève. Le héros, Ivan Denissovitch Choukhov est un paysan plutôt simplet. Par exemple, il croit que chaque mois Dieu émiette la lune pour remplacer les étoiles usagées. Il a été fait prisonnier par les Allemands, s'est évadé et, dès son retour au pays, a été condamné pour espionnage. La nouvelle raconte une des trois mille six cent cinquante-trois journées qu'Ivan Denissovitch a déjà passées au camp, et ce fut "une journée presque heureuse". C'est une œuvre hallucinante, composée avec une extrême sobriété. Une œuvre parfois difficile à lire : Soljenitsyne s'enfouit dans ses personnages et, pour suivre le récit, il faut savoir la langue des paysans et des bagnards.
Ce premier texte publié n'était pas un coup d'essai. Au camp, il avait composé et appris par cœur des poèmes. En relégation, il écrivait, il gardait dans ses tiroirs des versions non définitives d'un chef-d'œuvre de la littérature concentrationnaire, Le Premier Cercle. Il avait la charpente du Pavillon des cancéreux, des livres conformes à la conception que se faisait Soljenitsyne du roman et qu'il présentait ainsi, en 1966 : "La forme littéraire qui m'attire le plus est le roman polyphonique (œuvre sans héros principal, œuvre où le personnage le plus important est celui qu'a "surpris" le récit à tel chapitre donné) avec des coordonnées précises de temps et de lieu." Avant ces œuvres aussi importantes, il confia toujours à Novy Mir quelques nouvelles, notamment La Maison de Matriona. Alors, les fonctionnaires des lettres, qui n'avaient pas aimé la Journée d'Ivan Denissovitch, mais s'étaient tus pour ne pas s'opposer au premier secrétaire, se déchaînèrent. Cette fois, l'auteur n'attaquait pas les camps staliniens, mais racontait la vie misérable dans un village du temps présent. Et alors que Novy Mir inscrivait son nouveau collaborateur sur la liste des candidats au prix Lénine, les gens de l'autre bord, de plus en plus sûrs d'eux-mêmes après la chute de Khrouchtchev en octobre 1964, crièrent haro sur le bagnard réhabilité, mais antisoviétique.
Après quelques années de répit, Soljenitsyne rentrait dans la zone des tempêtes. Dans sa vie privée, les retrouvailles avec son épouse Natalia Rechetovskaia était difficiles. La femme avait quitté un jeune homme imberbe qui pratiquait le rituel communiste, déjà dominateur et économe à l'extrême de son temps. Elle découvrait un Soljenitsyne converti à la religion ou en voie de conversion, ayant déjà rompu tout lien avec le communisme, chantre de la Russie et bientôt barbu comme le furent les hommes du terroir. Plus que jamais dominateur et plus que jamais absorbé par son œuvre à construire. Natalia Rechetovskaia a raconté sa Vie avec Soljenitsyne dans un livre qu'on ouvrait avec quelque répugnance dans la crainte d'un sordide règlement de comptes. C'est en réalité le témoignage, partial et douloureux, d'une jeune femme faite pour aimer mais non pour admirer.
Dès ce moment, l'écrivain va, pour la défense de son œuvre, mener un combat de plus en plus acharné. Avec des textes flamboyants comme sa lettre aux dirigeants de l'Union des écrivains soviétiques, lorsqu'il fut exclu de cette association, ou encore la lettre aux dirigeants de l'Union soviétique. Avec les messages adressés à des personnalités, les discours préparés et non prononcés, les interviews dans des publications occidentales – par exemple au Monde le 23 août 1973 – les faiseurs d'anthologies ont un riche matériel. Ils y ajouteront un passionnant récit autobiographique, Le Chêne et le veau.
Pour le monde entier, il est incontestablement le premier des écrivains russes contemporains lorsque, en octobre 1970, le prix Nobel de littérature lui est attribué. En URSS, les attaques contre lui redoublent. Craignant de ne pouvoir revenir chez lui, Soljenitsyne renonce à aller à Stockholm pour la cérémonie de remise du prix. En même temps, il achève ou entreprend deux grands ensembles. D'abord L'Archipel du Goulag, "essai d'investigation littéraire" en trois volumes sur les camps soviétiques. Le sujet n'était certes pas tout à fait inédit. Pourquoi la publication de l'ouvrage de Soljenitsyne a-t-elle changé notre perception du phénomène ? C'est le résultat mystérieux de cette faculté, elle aussi mystérieuse, appelée génie. Ce formidable façonneur du verbe a imposé avec son Archipel un mot qui vient du langage administratif le plus triste qui soit. "Goulag", c'est un assemblage d'initiales qui désigne l'administration soviétique chargée des camps de travail. Avant 1974, date de publication à l'étranger de ce livre, certains voyaient toujours l'URSS avec les yeux amourachés du jouvenceau qui imagine sa belle après la puberté. Désormais, l'archipel du goulag est devenu pour tout le monde l'harmonique du système soviétique.
Ne pas gâcher son russe Brejnev et les siens ne pouvaient plus supporter un rebelle qui les narguait avec un tel aplomb et derrière qui pouvait se rassembler l'intelligentsia. Et puis, l'écrivain préparait d'autres livres au moins aussi intolérables que les premiers pour le système : dans une fresque gigantesque il commençait à raconter la Russie de 1914 à 1917. Le KGB saisit des manuscrits de Soljenitsyne et en fit circuler à l'étranger des copies qui furent publiées sans le consentement et même contre la volonté de l'auteur. Les pages jugées les plus scandaleuses, telles celles qui expliquent la trahison du général Vlassov pendant la seconde guerre mondiale, furent portées – séparées du contexte – à la connaissance des "masses soviétiques" priées de s'indigner. Quand la cuisson fut bien à point, la police arrêta l'écrivain mais, comme elle ne pouvait plus garder enfermé un homme d'une telle notoriété internationale, elle l'expédia en exil. C'était en février 1974.
Soljenitsyne remarié, père de famille, s'installa dans le Vermont, aux Etats-Unis, tout occupé à sa grande œuvre. Il refusa de perfectionner son anglais pour ne pas gâcher son russe. De temps à autre, il distrayait une parcelle de son temps pour des interview généralement tonitruante et pas toujours équitable. Il eut ainsi des mots très durs pour Siniavski, un autre écrivain rebelle qui ne partageait pas ses conceptions, et Sakharov lui-même n'échappa pas à ses remontrances.
Il y a chez le Soljenitsyne de la maturité un côté traditionnaliste, voire réactionnaire, russophile, voire nationaliste, intransigeant lorsqu'il croyait que la vérité était bafouée. Mais ce même homme qui dédaignait les valeurs occidentales anéantissait en quelques formules incendiaires les pense-petit, les tenants du totalitarisme… L'artiste isolé conçut la folle idée de ressaisir son pays chamboulé par un demi-siècle de léninisme, broyé par trente ans de stalinisme, anéanti par cette stagnation brejnévienne qui n'avait même plus d'âge. Il lui suffisait d'un porte-plume pour remettre ce pays debout dans son Histoire. Un jour, un rescapé du régime tsariste lui confia qu'il détenait des archives intéressantes et qu'il les conservait "pour la Russie". "Rossia éto ia…" ("La Russie c'est moi"), répondit tout simplement Soljenitsyne. Ce n'était pas une boutade. Ce romancier devança les historiens. Cet historien battit sur leur terrain les politiques. Ce politique sans troupes fut un prophète parce qu'il révéla l'inconscient des hommes sans voix.

Bernard Féron

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