samedi 26 avril 2008

La photo, la propagande et l'histoire

Analyse, par Michel Guerrin
LE MONDE 26.04.08
Il y a longtemps qu'une exposition de photographie n'avait fait autant parler. Et comme souvent, quand l'événement sort de la sphère artistique, ce n'est pas pour en dire du bien. Il s'agit d'images en couleur qu'André Zucca (1897-1973) a prises dans Paris occupé par les Allemands. Cette exposition "Les Parisiens sous l'Occupation", présentée jusqu'au 1er juillet à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris (BHVP), génère une critique lancinante : le public est invité à découvrir de "jolies" images colorées d'un Paris heureux, sans être vraiment informé du fait que Zucca travaillait pour la version française du magazine nazi Signal.
La polémique est telle qu'elle cache un débat qui, depuis vingt-cinq ans, oppose deux façons d'exposer la photographie, surtout quand elle est liée à l'Histoire. Certains, et c'est le parti pris de l'exposition Zucca, estiment qu'il faut laisser parler les images, d'autres qu'il faut les décrypter.
La position première s'inscrit dans une logique picturale, en voulant raccrocher la photographie au wagon des beaux-arts. Comme un tableau au mur, l'image doit conserver sa part de mystère et d'ambiguïté. Au public de "rentrer dans la photo", comme dit Jean Dérens, le directeur de la BHVP, d'interpréter, de s'approprier la tension entre contenu et forme - l'exposition est d'ailleurs un succès, sans doute amplifié par la polémique, puisque 10000 personnes l'ont déjà vue en un mois et que le catalogue se vend très bien.
Et tant mieux si les opinions divergent. Certains voient dans les photos de Zucca un "témoignage précieux et inédit" sur le Paris occupé. D'autres dénoncent d'insupportables images de propagande. Jean Baronnet, l'auteur de l'exposition, assimile les images de Zucca au genre littéraire du "promeneur-conteur". D'autres ont pu dire que ces photos provoquent le malaise parce qu'elles montrent une frange de la bourgeoisie qui vivait bien sous l'Occupation, allait au restaurant, au cinéma, au spectacle, était attentive à la mode. Chaque visiteur peut regarder les images comme un miroir : comment me serais-je comporté à leur place ?
Mais cette position contemplative est de plus en plus écartée par les historiens de la photographie et par les responsables d'expositions. Un ton nouveau, donné par l'historien Michel Frizot, beaucoup repris depuis, est apparu en 1997, avec l'exposition "Face à l'Histoire", présentée au Centre Pompidou. Ce dernier montrait comment les photographes, célèbres ou anonymes, ont rendu compte des grands événements du XXe siècle. Le choix de Frizot était radical. Non pas accrocher des photos au mur mais montrer comment elles étaient présentées dans 400 magazines, livres et journaux illustrés. Et donc comment le public américain, français ou soviétique avait découvert ces images, comment ces dernières étaient orientées par la mise en page, un titre, une légende.
La presse elle-même, depuis la guerre du Golfe, en 1990 et 1991, est beaucoup moins naïve devant les photos d'actualité qu'elle publie. Des événements, comme les attentats du 11-Septembre, la guerre en Irak, le tsunami en Asie, les photos d'humiliation ou de torture de prisonniers irakiens prises en numérique par des soldats américains dans la prison d'Abou Ghraib, ont donné lieu à une avalanche d'analyses avant d'être à leur tour décryptées dans des revues, des livres, des expositions. Ces démonstrations montrent combien les images sont complexes, orientées au gré des enjeux politiques, économiques et techniques. Elles prouvent qu'il est impossible de rester neutre ou passif devant des images qui ne le sont pas.
Avec André Zucca, c'est flagrant. Les responsables de l'exposition ont beau jeu de répondre que ces photos en couleur n'ont pas été publiées. Donc pas besoin de montrer Signal... Mais le parti pris de la contemplation débouche sur des aberrations. Les images sont classées par quartier, sans légendes explicites, comme s'il s'agissait des photos que Doisneau a prises d'un après-guerre heureux. L'oeil est irrésistiblement attiré par les élégantes qui animent le cadre alors que beaucoup se joue en dehors du cadre mais aussi au second plan, riche en signes qui distillent un peu plus de propagande.
Christophe Girard, adjoint (PS) à la culture au maire de Paris, a résumé l'affaire en disant que "Les Parisiens sous l'Occupation" est "une exposition light et glamour, bien dans l'air du temps". C'est aussi un accrochage paresseux, sans travail scientifique sur les images et son auteur, et porté par un catalogue également "light". Comment, dans ce contexte, ne pas voir dans cette exposition un exemple supplémentaire d'un pays qui refuse d'analyser toutes les facettes de la période d'Occupation et de collaboration ?
L'exposition est d'autant plus contestable qu'elle est la première en France sur Zucca, mettant l'accent sur une production séduisante mais marginale d'une oeuvre méconnue qui est essentiellement en noir et blanc et qui court des années 1930 à 1970. Contestable encore quand on sait que deux personnes qui ont travaillé pendant de longues années sur Zucca, afin de montrer toutes les facettes, y compris les plus sombres, du personnage et de l'oeuvre, n'ont pu voir aboutir leur projet d'exposition. "Il y a eu des dysfonctionnements et nous allons y remédier", dit Christophe Girard. Déjà, les affiches ont été retirées, l'exposition a été rebaptisée "Des Parisiens sous l'Occupation", un nouvel avertissement est offert au public (traduit en anglais, allemand, espagnol et italien), les légendes vont être complétées, et des débats sont prévus, à parti de la mi-mai, avec des historiens pour pallier les non-dits de cet accrochage.
Le dernier enseignement de cette polémique est le brutal retour de réalité, inhérent à la photographie, bien plus qu'à la peinture, que prennent dans la figure les organisateurs de l'exposition. L'histoire est riche en images qui ont donné lieu à des débats, scandales, procès, censures. Qui sont sorties de la sphère du musée ou du journal pour être au coeur du débat public. L'attitude des organisateurs de ce Zucca en couleurs est typique de ceux qui voient dans les photographies des formes belles et endormies. Alors que la photographie, par son étrange rapport au réel, est une chose aussi vivante qu'une grenade qui peut exploser à tout moment. Pour preuve, une exposition passionnante, à voir jusqu'au 1er juin au Musée de l'Elysée, à Lausanne, et un livre qui l'accompagne (Actes Sud) qui présentent 80 photographies du XIXe siècle à nos jours qui ont fait polémique. Son titre est "Controverses". Les images d'André Zucca pourraient y figurer en bonne place.

Michel Guerrin (Service culture)
courriel : guerrin@lemonde.fr
Article paru dans l'édition du 27.04.08.

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