Chronique, par Roger-Pol Droit
LE MONDE | 15.05.08 |
Voilà un mot dont on use et abuse. Ici, on nous propose une "politique de civilisation" dont le contenu, pour l'instant, n'est pas commode à discerner. Là, on crie au "choc des civilisations" à propos de la moindre controverse. Au même moment, d'autres concoctent, pour conjurer l'affrontement, une hypothétique et incantatoire "alliance des civilisations". Emerson, en 1911, trouvait déjà ce vocable bien vague. Il s'est émoussé depuis son invention, somme toute assez récente, au XVIIIe siècle. Alors qu'avant on parlait de "civilité", d'adoucissement des moeurs ou d'urbanité l'époque des Lumières, en forgeant le mot "civilisation", a voulu dire plus : processus en évolution constante, amélioration régulière des conditions de vie, progrès combinant accroissement des connaissances et perfectionnement moral. "La" civilisation se disait encore au singulier. C'était un idéal universel pour sortir du chaos, lequel se dénommait "barbarie". Désormais, on parle au pluriel, ce qui change tout. "Les civilisations" - pratiquement synonyme de "cultures" - désignent les façons de vivre et de penser des groupes humains - coutumes, croyances, alimentation, habitat, langue, arts, etc.
Ces unités jugées distinctes, égales en dignité comme en complexité, finissent par être perçues comme des sortes d'individus. Un caractère leur est attribué, et même des intentions, et une volonté. Du coup, la question de leurs relations a fini par envahir les imaginations. Pour le pire comme pour le meilleur.
Le pire consiste à se demander, avec une croissante niaiserie, si l'on doit craindre "choc" ou espérer "alliance". Cette idée du choc, déjà présente chez Corbin ou Braudel, a connu une nouvelle naissance en 1993 avec Samuel Huntington. Il en est resté, dans l'imaginaire collectif, l'épouvantail constitué par le cauchemar d'un affrontement bloc contre bloc, porteur d'une logique de guerre et d'un horizon sombre. Pour contrebalancer ces images, José Luis Zapatero, en 2004, après les attentats de Madrid, brandit l'étendard d'une "alliance des civilisations". Si l'expression n'est pas des mieux choisies (on fait généralement alliance contre des ennemis), les intentions, reprises par un programme de l'ONU, sont généreuses : la paix plutôt que la guerre, la coopération et le respect plutôt que le conflit et la haine. Qui donc serait contre ?
Mais qui, par ailleurs, oserait prétendre qu'il y ait là un effort pour penser la réalité ? Le fait est : tant qu'on adhère à cette opposition (soit le choc, soit l'alliance), on ne pense rien. Parce qu'on se trouve ramené au niveau élémentaire de l'affect, qui réduit tout à des formulations simplistes : "Les autres, tu les aimes ou tu les détestes ?" Toute analyse s'évanouit. Restent des attitudes basiques : rejet contre accueil, hostilité contre attention. Ne demeurent aussi que des prédictions - "la guerre viendra", "la paix se fera" - qui sont exposées, les unes comme les autres, à devenir des "prophéties autoréalisatrices" : en annonçant la guerre on la provoque, en projetant la paix on la bâtit.
Degré zéro de la réflexion, répétons-le. Comment ne pas remarquer, en effet, que les civilisations, en tout cas toutes les grandes que l'histoire permet de connaître, sont d'abord en conflit avec... elles-mêmes ! Où donc a-t-on vu des sociétés durablement sereines, lisses, unifiées, pacifiées ? Chocs internes, conflits intestins, déchirures multiples, n'est-ce pas leur lot habituel ? Surtout, comment ne pas voir qu'il n'y eut jamais, dans l'histoire, choc sans alliance ni alliance sans choc ? Les deux ne s'excluent pas nullement. Ils ne cessent, au contraire, de s'imbriquer.
Que l'on songe, par exemple, à ce que fut Alexandrie durant l'Antiquité. La coexistence et les échanges multiples entre héritiers de Platon, penseurs juifs, premiers chrétiens, parfois brahmanes venus de l'Inde, n'empêchent nullement qu'éclatent, à intervalles réguliers, des échauffourées qui laissent sur le sol quelques centaines de morts. Puis les échanges reprennent, jusqu'aux violences suivantes. Continûment, les grands carrefours d'échanges et de dialogues entre civilisations se sont constitués au sein des luttes. Ainsi l'admirable centre de traductions du sanskrit vers le chinois où s'illustre, au IVe siècle de notre ère, le moine bouddhiste érudit Kumârajîva a-t-il pour arrière-plan rapts, saccages et violences. Les sept siècles de longue histoire d'Al-Andalûs, où se firent évidemment des rencontres capitales, sont tout sauf un long fleuve tranquille ! Musulmans, juifs, chrétiens y font tour à tour et la philosophie et la guerre. Conflits internes et violences sans nombre accompagnent là aussi l'élaboration des traductions, des commentaires et des traités.
Admettons-le : entre des cultures différentes, lorsqu'elles se rencontrent, surgissent aussi bien de la guerre que du métissage, de l'affrontement que des transferts, des bouffées de violence plutôt que des dialogues. Finalement, l'histoire ne donne pas d'exemple de lutte à mort qui ne s'accompagne d'une proximité, ni de fraternité vivante sans quelques cadavres à l'arrière-plan. Ce singulier entrelacs de chocs et d'alliances est certes déconcertant. Difficile à comprendre, rebelle aux explications toutes faites, qu'elles soient bardées de savoir, d'idéologie ou, cas le plus fâcheux, des deux à la fois. Rêver de guerre pure ou de paix sans nuages est certes plus simple. Plus tentant aussi. Mais c'est exactement le genre de tentations auquel il convient de résister. Du moins si l'on veut s'arrimer à la réalité.
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