vendredi 25 juillet 2008

Les Bilger, fils d'une ambition

Frères et sœurs (7/15)

LE MONDE 21.07.08 15h09

STÉPHANE LAVOUÉ/MYOP POUR "LE MONDE"
Les Bilger, Philippe, 64 ans, avocat général, François, 74 ans, économiste,
Pierre, 68 ans, ex-PDG d'Alstom.


Avec l'aîné, François, elle s'est imposée dès le début de l'entretien. Aux environs de la dixième phrase. Pierre, le puîné, la convie autour de la vingtième. Avec Philippe, le cadet, elle apparaît juste un peu plus tard, le temps de tourner une première page du carnet. "Nous avons eu une mère..." La fratrie Bilger débute là. François, l'économiste, professeur d'université honoraire, Pierre, l'ex-PDG d'Alstom, Philippe, avocat général à la cour d'appel de Paris, sont frères par leur mère. Ainsi les a-t-elle voulus, et à cela, comme au reste, Suzanne Bilger est parvenue.
Cette histoire commence juste après 1945. Suzanne Bilger a quatre enfants, une fille et trois garçons, âgés de 13, 11, 5 et 2 ans. Elle vient de quitter précipitamment sa terre d'Alsace pour Montargis, où elle a acquis un vaste domaine agricole. Elle repart à zéro et doit subvenir, seule, aux besoins de la famille. L'urgence est d'assurer la meilleure éducation aux enfants. Pour François, ce sera l'internat au collège Stanislas, à Paris. Pierre et Philippe ne tarderont pas être confiés aux soins des prêtres du collège Saint-Louis de Montargis. Pendant qu'ils étudient, Suzanne Bilger travaille. Elle monte une entreprise de machines agricoles qui, de modeste, deviendra au fil du temps une affaire florissante.
Une fois par an, Suzanne Bilger et ses enfants font un voyage pas tout à fait comme les autres. Ils se présentent à la porte d'un centre de détention réservé aux prisonniers politiques. Parmi eux, un mari et un père, Joseph Bilger, condamné à la Libération à dix ans de travaux forcés pour collaboration avec l'ennemi.
C'est François qui en parle le plus simplement. "Notre père était un dirigeant syndicaliste agricole qui avait créé les premières coopératives en Alsace, puis fondé, en 1936-1937, un mouvement d'extrême droite autoritaire, d'inspiration chrétienne." Redoutable tribun, Joseph Bilger se taille un petit succès aux élections législatives de 1936, mais la guerre met fin à ses rêves de carrière politique. Soldat, il est fait prisonnier, puis libéré en qualité d'Alsacien.
Et là, comme dit Pierre Bilger, il fait "le mauvais choix" en acceptant un poste de "préfet" dans l'administration lorraine rendue à la tutelle du régime hitlérien. Il en démissionnera vite, mais pas assez aux yeux des autorités de la Libération. Pierre : "Ce qui est essentiel pour moi, c'est que mon père n'a commis aucun acte qui contredise la conscience morale." Philippe : "Bien sûr que j'aurais aimé qu'il vive cette période différemment. Mais il n'a rien accompli de déshonorant, et je dénie à quiconque le droit de dire que c'était simple." De cette morsure de l'histoire, l'avocat général garde une "détestation intense de la Résistance autoproclamée et des courages rétrospectifs, et un lien particulier avec la douleur et l'injustice". Et voilà que, dans le récit des trois frères, revient la mère. Pierre : "Elle a été exceptionnelle par rapport à cette période. Elle ne l'a jamais occultée. Au contraire. Elle a toujours cherché à nous l'expliquer dans sa complexité." François : "Elle nous a permis de surmonter tout cela par son attitude. Elle nous a donné l'exemple qu'il fallait tout assumer de notre père, ses défauts et ses qualités. Et surtout, rester debout." Philippe : "Pour nous, elle a été une héroïne du quotidien. Ma mère disait tout le temps : nous ne sommes pas des parvenus, nous sommes des revenus."
A l'exception de l'aîné, François, qui a entretenu une longue correspondance avec son père pendant sa détention, les deux plus jeunes n'en ont guère de souvenirs. Une fois libéré, Joseph Bilger ne retrouve pas sa place dans la nouvelle vie des siens. Au bout de quelque temps, le couple se sépare, et le clan se referme sur Suzanne Bilger et ses garçons. Marie-Christine, la soeur, prend son indépendance. D'ailleurs, comme le dit François, "notre mère ne s'intéressait qu'à ses fils. Elle n'avait de cesse de nous mettre en évidence et en concurrence les uns avec les autres".
La politique est sa passion, elle deviendra celle de ses fils. Entre-temps, le clan a rejoint Paris. François passe son doctorat en économie à la faculté de droit de Paris, Pierre enchaîne Sciences Po, l'ENA, et sort dans le corps de l'inspection des finances. Philippe rate Normale Sup mais réussit le concours de l'Ecole nationale de la magistrature. A table, sous le regard ambitieux et comblé de Suzanne Bilger, les conversations s'enflamment entre les trois frères, qui se rêvent, l'un, en ministre de l'économie, le second, en ministre de l'industrie, et le dernier, en garde des sceaux. "Nous avions en commun la volonté d'exercer un pouvoir", observe François. Passent les années, entrent des épouses, naissent de nombreux enfants. L'essentiel demeure : à chacune des vacances scolaires, aucun des trois frères n'ose déroger à la tradition qui veut que tout le monde se rassemble à Rozières, dans la propriété acquise dans l'Aisne par Suzanne Bilger. "C'était le lieu du merveilleux devoir, dit Philippe. Nous vivions dans une forme d'autarcie, à la fois exigeante et confortable, créée par ma mère." Le reste de l'année, François ayant rejoint le berceau familial alsacien pour enseigner à la faculté de Strasbourg, où il exerce pendant quelques années des mandats électoraux, c'est Pierre et Philippe qui veillent à Paris sur les dernières années de leur mère, affaiblie par un accident cérébral. Lorsqu'elle meurt, le 7 janvier 1997, le jour de l'anniversaire de François, ils sont tous là. Suzanne Bilger disparue, la propriété de Rozières perd son sens et, après sa mise en vente, le clan se disperse. "La famille Bilger était un univers fabuleux dont il fallait ouvrir les fenêtres", résume Philippe.
D'autant qu'au même moment, les deux derniers de la fratrie accèdent, chacun de leur côté, à la notoriété. En 1998, Pierre est nommé PDG d'Alstom. A la cour d'assises de Paris, Philippe Bilger impose sa singularité d'avocat général et sa liberté de ton dans des procès retentissants, comme celui de Guy Georges, tueur et violeur en série, ou de François Besse, le lieutenant de Jacques Mesrine.
La tourmente politico-médiatique qui s'abat en 2003 sur Pierre Bilger ressoude la fratrie. Dans le contexte des graves difficultés financières que connaît alors Alstom, le montant de ses indemnités de départ à la retraite - 4 millions d'euros - suscite une intense polémique. Après un temps de réflexion, Pierre Bilger décide d'y renoncer. Ses deux frères sont ses premiers conseillers. "C'était les seules personnes avec lesquelles je pouvais parler en confiance. Ce renoncement correspondait à nos valeurs communes", explique-t-il. "Pierre a été, est, et sera le seul patron à avoir restitué sa prime. Je suis fier de ce geste éthique", dit Philippe. La même solidarité fraternelle se manifeste lorsque, en 2006, Pierre comparaît en qualité de prévenu devant le tribunal correctionnel pour une affaire d'abus de biens sociaux qu'il doit assumer en qualité d'ancien PDG et qui lui vaudra d'être condamné à neuf mois de prison avec sursis.
Depuis, le calme est revenu. Après avoir chacun publié des livres, Pierre, le premier, a découvert les joies du blog. Il a donné le goût à François, puis à Philippe, d'ouvrir le leur. Débattre, commenter, encore et toujours. Sous la même maquette austère, chacun des frères a placé au premier rang de ses liens favoris les blogs des deux autres. Il en existe un quatrième, à destination uniquement familiale. Un toit commun virtuel où la fratrie Bilger perpétue l'esprit de Rozières.

Pascale Robert-Diard
Article paru dans l'édition du 22.07.08.

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